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dimanche 19 juillet 2009, par André Waroch
L’heure est à l’homme nomade, au sans-patrie, au citoyen du monde. L’heure est à celui qui n’a d’autres attaches que celles qu’il peut emporter du jour au lendemain dans sa valise. Le monde de demain appartient à ceux qui sauront ne plus encombrer leurs errances terrestres, voire spatiales, d’un quelconque « terroir », archaïsme dont l’exaltation fleure bon son populisme rance.
Voilà le discours, à peine caricaturé, tenu par un certain nombre d’intellectuels venus de la gauche ou de l’extrême gauche et convertis au « libéralisme », c’est-à-dire, pour être plus précis, au libre-échangisme mondialisé. C’est une traversée moins rude qu’il n’y paraît, les fondamentaux idéologiques de ces intellectuels ne subissant, entre ces deux rives, que fort peu de dommage.
Le noyau dur de leur engagement n’a pas changé, c’est toujours la haine de l’enracinement, du particularisme, de la singularité irréductible des peuples, de la nation au sens grec du terme.
Une hyper-caste mondialiste, dont les contours se dessinent de plus en plus clairement, veut croire encore à un « progrès » à la Jules Vernes. La nature domestiquée par une technologie hissant les hommes au rang des dieux ; une culture universelle et uniformisée rayonnant sur toute la surface de la terre ; une gouvernance mondiale sage, bénéfique, consensuelle, qui, dans ce monde post-historique, n’aura plus qu’à gérer et administrer. Bref, le paradis sur terre pour ces hommes qui portent en eux le rêve chrétien sécularisé des Lumières.
Dans la mentalité occidentale, dont cette caste relève plus que de n’importe quoi d’autre, l’avenir est supposé meilleur que le présent, et le présent meilleur que le passé. Le destin irrévocable de l’humanité semble être de monter toujours plus loin dans l’intelligence, la bonté, la joie, le bonheur, jusqu’à un zénith improbable.
Il régnait au Moyen Âge le sentiment exactement inverse. Les lettrés avaient la conviction d’une chute inexorable du monde vers l’abîme. Un monde arrivé au stade ultime de la vieillesse. S’il est vrai que le passage de l’Antiquité au Moyen Âge s’accompagna de l’abandon d’une certaine conception cyclique du temps (« L’éternel retour ») au profit d’une vison linéaire due au christianisme, encore faut-il préciser que cette linéarité a, en quelque sorte, changé de sens, du bas vers le haut, quelque part entre le XIIe siècle et la Révolution française. L’Europe de l’Ouest est passé de la chute à l’ascension. Au Moyen Âge, le passé était vu comme meilleur que l’avenir, et ce fut l’inverse qui s’imposa définitivement à partir du XVIIIe siècle.
Cela ne relève pas que de la simple croyance religieuse : le Moyen Âge fut vraiment une régression par rapport à l’Antiquité, et le progrès, au sens matériel du terme (expansionnisme au-delà des mers, découvertes scientifiques), une réalité incontestable pour l’Europe de l’Ouest à partir du XVe siècle.
Pas qu’une croyance religieuse, donc, mais aussi une croyance religieuse.
Il faut sûrement voir l’origine de ce changement de direction dans la Réforme grégorienne, événement capital que l’historien Harold J. Berman a rebaptisé « Révolution papale ». Quoiqu’il en soit, la croyance est là. D’où le célèbre et stupide adage : « C’est incroyable de voir encore des choses pareilles au XXIe siècle ! » Le temps, encore une fois, étant vu comme une montée inexorable de l’humanité vers la civilisation suprême.
La réalité, pour l’Europe de l’Ouest, semble pourtant de nouveau inverser le sens de sa marche. L’évolution actuelle s’apparente de manière frappante au processus qui caractérisa la dégénérescence finale de l’Empire romain d’Occident, à partir du IIIe siècle, jusqu’à la déposition du dernier empereur en 476 (début du Moyen Âge pour les historiens).
Ce processus, qui mit fin au monde antique, se caractérisa par :
— Un chaos ethnique grandissant. Après l’édit de Caracalla accordant en 212 la citoyenneté romaine à tous les mâles non esclaves des provinces, les Barbares germaniques puis hunniques commencent à déferler en Gaule. À la fin du IVe siècle, la plupart des soldats et même des généraux « romains » sont en fait des germains naturalisés. Les souches proprement romaines sont, de fait, écartées du pouvoir.
— Un gigantisme mortel. L’Empire, à son apogée, s’étend du sud de l’Écosse jusqu’à la Mer rouge. Assailli de toutes parts, son économie désorganisée, les effectifs de l’armée et de l’administration augmentant sans cesse, il accable le peuple sous les taxes et les impôts. En Gaule apparaît le phénomène des Bagaudes, paysans « prenant le maquis » pour échapper au fisc. Un de leurs chefs, Eudoxe, trouvera même refuge auprès d’Attila. L’impuissance de l’armée romaine (environ 400 000 hommes sous Dioclétien) à protéger un territoire aussi gigantesque, ajoutée à l’interdiction faite aux civils indigènes de porter les armes et d’organiser eux-mêmes leur défense, ouvre un boulevard aux envahisseurs. Wisigoths, Francs et autres Burgondes soumettent les populations de l’Empire, et prennent peu à peu possession des terres de l’Ouest.
— Un exode urbain. L’économie de l’Empire, à partir du IIIe siècle, se voit peu à peu totalement désorganisée par les raids barbares. La circulation des marchandises de province à province décline, voire s’arrête. Les villes, à partir du Ve siècle, commencent à se vider. La population urbaine, « groupe de consommateurs qui s’alimente d’importations » (Jacques Le Goff), se voit contrainte d’effectuer un « retour à la terre », c’est-à-dire un retour à l’exploitation directe des matières premières, la circulation des produits manufacturés et des importations de denrées de base étant devenue trop faible pour alimenter les villes.
— Un basculement religieux. En 312, Constantin, premier empereur converti, instaure l’égalité de droits entre le christianisme et les autres religions, ce qui est déjà, dans la logique conquérante des monothéismes issus du judaïsme, un pas décisif vers la religion unique et obligatoire. Dans la décennie suivante, Constantin démontre clairement ou vont ses préférences en commençant à interdire certaines pratiques païennes comme la divination. Il intervient, parallèlement, dans les affaires internes de l’Église, y compris dans les débats théologiques. C’est lui qui convoque, en 325, le concile de Nicée, central dans l’histoire du catholicisme.
Les successeurs de Constantin vont continuer la politique de christianisation forcée de la société. En 354 est décrétée la fermeture des temples païens et l’interdiction des sacrifices.
En 381, Théodose, véritable bourreau du paganisme, adresse un édit par lequel il impose à tous les peuples de l’Empire le christianisme comme religion obligatoire. Dans les deux décennies suivantes, c’est en fait le coup de grâce qui va être porté juridiquement aux anciennes religions, avec comme point culminant l’interdiction définitive en 395, par l’Empereur Arcadius, de toute pratique religieuse autre que celle du catholicisme romain (les hérésies chrétiennes comme l’arianisme étant au moins autant combattues que les pratiques polythéistes).
— Une régression démographique soulignée par beaucoup d’historiens. La dépopulation de certaines zones est évidemment un appel d’air pour les Barbares qui n’ont plus qu’à coloniser des terres déjà vides.
L’Europe de l’Ouest catholique et protestante, héritière de l’Empire d’Occident, se trouve confrontée à une situation dont l’analogie avec ce qui précède est hallucinante. Le chaos ethnique est là, incontestable. Les nouveaux arrivants ne se convertissent pas, comme les anciens Germains, à la religion des autochtones, mais apportent avec eux l’islam, idéologie belliqueuse, conquérante, totalitaire. Les nationalités françaises, britanniques, belges et maintenant allemandes (liste non exhaustive) sont accordées à tour de bras aux enfants d’immigrés nés sur le sol européen. Ils sont alors inexpulsables dans le système juridique actuel et deviennent le vecteur d’une substitution de population qui, commencée avec l’immigration, se poursuit de l’intérieur, comme un cancer.
L’Union européenne, qui s’étend de plus en plus rapidement, devient une sorte d’immense terrain vague. Pendant que les entreprises sont pressurées d’impôts destinés à mettre en place ou maintenir une politique sociale, les produits manufacturés en provenance de Chine ou d’autres pays émergents (qui ne pratiquent aucune politique sociale) arrivent aux frontières quasiment sans aucun droit de douane.
Le résultat est prévisible : liquidation des industries, transformation totale de l’économie des pays de l’U.E. en économie de services, et dépendance de plus en plus gigantesque de l’Europe de « l’atelier du monde » néo-confucéen.
L’exode urbain, quant à lui, a déjà commencé, mais il est en trompe l’œil. Les villes ne perdent pas d’habitants (sauf Paris) mais voient disparaître les classes moyennes européennes au profit des nouveaux arrivants, attirés par une vie de parasitage qu’il ne peuvent pas trouver dans les campagnes. De plus en plus de Français, et plus seulement issus des classes aisées, choisissent même la fuite à l’étranger (Londres a maintenant son « quartier français »).
La baisse dramatique du pouvoir d’achat occasionne le développement croissant des achats directs aux agriculteurs. Comme au Bas-Empire, on assiste donc à un début d’effondrement de l’économie développée, économie normalement basée sur un réseau très dense d’intermédiaires entre le producteur et le consommateur.
La hausse continue du prix de l’essence, associée à une paupérisation croissante, fait que l’Européen se déplace en fait de moins en moins. Destinations de vacance comme de fin de semaine sont de plus en plus proche du domicile (de plus en plus de gens ne partent même plus du tout). On assiste en réalité à une véritable immobilisation des individus, totalement en contradiction avec les théories de « l’homme nomade ».
L’horizon mental et physique de l’homme européen, en ce début de XXIe siècle, rétrécit d’autant plus que le niveau culturel des jeunes générations, il est vrai de moins en moins européennes, s’effondre à toute vitesse. On estime que plus de 25 % des bacheliers français sont illettrés, et que 20 % de la population adulte de l’Hexagone est analphabète (Guillaume Corvus, La convergence des catastrophes, 2005). Comme dans l’Empire romain finissant, on assiste à une acculturation, à une perte de mémoire collective qui précède et cause la détechnicisation, prélude à un nouveau Moyen Âge.
Les zones de non-droit, territoires livrés aux bandes de jeunes musulmans qui y font régner une sorte d’ordre islamo-mafieux, constituent l’embryon d’une nouvelle féodalité, beaucoup plus agressive que la première, car bâtie sur le fanatisme et sur une haine d’essence totalitaire. Les Mureaux, Trappes, Argenteuil, Roubaix : autant de futurs sultanats indépendants ou, déjà, la police française n’intervient plus qu’avec des pincettes, voire pas du tout.
Les invasions barbares mirent fin à l’Empire romain, du moins en Occident. L’Empire d’Orient, appelé plus tard byzantin, continua à porter le rêve pendant un millénaire. Justinien entreprit même, au VIe siècle, une gigantesque expédition punitive pour arracher les territoires de l’ex-Empire d’Occident des mains des Germains.
Si les États-Unis ont souvent été comparés à Carthage, ce qui tient plus de la trouvaille sloganique que d’un rapport quelconque entre les deux entités, l’Europe actuelle a bien son Empire byzantin, un pays gigantesque, construit lui aussi sur des bases impériales, orthodoxes, messianiques, passé maître dans l’art de la manœuvre politique. Ce pays, que la religion et l’alphabet cyrillique ont tenu à l’écart, au moins depuis le schisme de 1054, des révolutions intellectuelles, spirituelles et politiques que connurent les Européens convertis au catholicisme puis à la Réforme (qui, comme l’a montré A.S. Khomakiov, n’est qu’une réforme interne au catholicisme, réforme dont la poussée s’arrêta aux portes de l’Europe orthodoxe comme devant un mur de béton) est la dernière pièce du puzzle qui permet une analogie quasiment mystique entre le Ve et XXIe siècle.
La Russie, puisqu’il s’agit d’elle, et malgré toutes ses faiblesses : démographie catastrophique, absence de tissu industriel, présence de plus en plus massive de musulmans russes et d’Asie centrale, a décidé de continuer à perpétuer le rêve impérial. Par là même, elle redevient un acteur quand l’Europe de l’Ouest n’est plus qu’un enjeu, situation recréant donc la dichotomie de l’Antiquité tardive. Dans cette optique, les États-Unis endosseraient plutôt le rôle de l’Empire perse sassanide.
Pour la seconde fois, l’Empire d’Occident, qui avait disparu une première fois sous sa forme étatique mais s’était reconstitué, sous une forme civilisationnelle, par le truchement de l’Église catholique romaine, est donc en train de s’écrouler.
André Waroch