http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2009/09/03/un-certain-regard-sur-l-amerique_1235370_3222.html
Un certain regard sur l’Amérique
Pendant la Grande Dépression, le gouvernement américain donnait des bourses d’écriture aux pauvres pour qu’ils racontent leur vie. En 2008, Mariana Chilton a offert des appareils photo aux mères célibataires qui défilent dans son laboratoire de recherche sur la faim à Philadelphie. Elle n’en pouvait plus d’accumuler des statistiques dans l’indifférence générale : 12,5 millions d’enfants qui n’ont pas assez à manger aux Etats-Unis. Trente millions de bons alimentaires (food stamps) par mois, un record historique.
Aucun souci esthétique dans le projet. “Le but, c’est de provoquer des changements politiques”, dit la chercheuse, qui enseigne la santé publique à l’université Drexel, à Philadelphie. Les photos racontent le chaos des existences dans les quartiers déshérités de la ville, où les terrains vagues disputent l’espace aux maisons abandonnées et aux drogués. “Les gens pensent qu’ils savent où on vit. Mais ce n’est pas vrai. Avec les photos, on leur donne une possibilité de voir”, explique Crystal Sears, l’une des 40 femmes qui participent à l’expérience, baptisée “Witnesses to Hunger” (“Témoins de la faim”).
Les mères n’aiment pas qu’on les dise pauvres. “Nous sommes des femmes à revenus modestes qui essayons de nous en sortir”, explique Ashley Ortiz. “Je ne suis pas pauvre. Je peux quand même m’acheter des trucs de temps en temps”, dit Imani Sullivan. “Ce n’est pas parce qu’on vit où on vit qu’on n’est pas intelligent”, ajoute encore Barbara Izquierdo, dite Barbie.
Dans leurs photos, elles prennent l’extérieur à témoin de ce que voient tous les jours leurs enfants. Imani a photographié son réfrigérateur vide. Elle a pourtant un travail de gardienne à plein temps. Mais elle ne touche que 110 dollars par semaine. Whitney Henry a saisi la tache de sang sur le trottoir devant chez elle. Presque machinalement, un matin en sortant. Plusieurs heures après l’enlèvement du corps, les flaques étaient encore là. De son perron, Angela M. a fait un zoom sur l’épicerie du coin : “Irma Mini-market”. On y vend cigarettes et packs de bière (en promotion à 11,50 dollars pour 12 canettes). Jamais rien de sain ni de frais.
Crystal Sears a photographié sa fille Samirah, 3 ans. La petite est assise sur un banc de salle d’attente. Cela faisait plus de deux heures qu’elles espéraient voir le médecin pour une vaccination. L’enfant ne tenait plus en place. Elle venait de manger un morceau et avait encore faim. La photo a fait diversion. Quand elle commente la scène, Crystal résume en même temps la situation des femmes de “Witnesses””: “On attend d’être vues.”
L’appareil photo est un recours, une béquille, une oreille. Un soir, Marinette Roman est rentrée au foyer d’accueil où elle habite. Les femmes de ménage avaient trouvé sa réserve de snacks et de biscuits. Marinette n’ignore pas qu’il est interdit d’entreposer de la nourriture dans les chambres à cause des cafards. Mais avec trois enfants dont un en bas âge, et un dîner à l’heure des poules, il n’est pas facile de respecter la consigne. Le directeur a fait détruire la nourriture devant elle. En larmes, Marinette a saisi l’appareil. Elle a tourné un petit film pour expliquer au monde extérieur à quel point le règlement est injuste. Sa fille l’interroge (Tiana, la grande, celle qui a 15 ans). “Aujourd’hui, l’assistante sociale a envoyé trois personnes dans ma chambre. Ils ont fouillé mon sac, comme si j’étais une criminelle. Je me dis que quelqu’un devrait nous aider. Ils servent des rations de nourriture toutes petites. Le dîner est à 5 heures. Pour nous, c’est possible de supporter la faim, mais pour les enfants, c’est injuste.”
Erica Smalley avait 25 ans quand elle s’est photographiée à bout portant, en larmes. “C’était en août 2008, juste avant mon anniversaire.” Elle n’a plus droit aux bons alimentaires, depuis qu’elle a été embauchée par la compagnie de téléphone Comcast, pour 11 dollars de l’heure. Elle a fait des photos des bols d’ “oodles of noodles” qu’elle sert aux enfants. C’est une soupe aux pâtes qui ne coûte que 25 cents. En ajoutant le Kool-Aid, une boisson à l’eau sucrée vendue 10 cents, on peut nourrir les enfants pour moins de 50 cents.
Pour Mariana Chilton, c’est une nourriture qui n’a aucune valeur nutritionnelle : l’expression de la faim dans les pays développés. “La réponse à cette faim-là, ce n’est pas plus de nourriture. C’est un logement décent, l’éducation, l’accès aux soins.”
Angelica R. est debout toute la journée à servir dans un café. Un jour en rentrant, elle a photographié ses pieds. Un tout petit pied d’enfant s’est glissé dans la photo, léger, aérien, comme plein d’espoir à côté des pieds gonflés. Ashley Bronson, 22 ans, a fait la photo d’un sourire. Celui d’un petit garçon, assis sur un banc d’église avec une chemise à carreaux bien apprêtée : son fils. “C’était à la fin de la messe un dimanche matin. Je venais de lui expliquer : il faut qu’on prie, il faut qu’on soit forts tous les deux. Je le serrais contre moi. Et lui, malgré tout ce qu’il a traversé, il avait ce grand sourire comme s’il était heureux.”
Une photo est restée anonyme. Personne ne l’a revendiquée. C’est une cuisine de taudis, où l’on aperçoit l’ombre des rats. Joanna Cruz habitait là avec les enfants, quand ils n’étaient pas aux urgences pour cause d’urticaire ou de fièvre. C’est elle qui a fait la photo, mais quand elle l’a vue, encadrée, prête à être exposée, elle n’a pas supporté de la signer. “Je refusais d’admettre que je vivais comme cela”, dit-elle aujourd’hui. La maison lui avait été léguée par sa mère, elle ne pouvait pas la quitter. Finalement elle s’est résignée à vendre. Des toxicomanes l’ont achetée, ils y logent deux gros pitbulls.
Mariana Chilton est blonde, svelte, mariée, heureuse, diplômée d’Harvard, elle a disjoncté en 2006 quand l’administration Bush a changé les catégories habituelles et fait disparaître le terme “faim” pour le remplacer par “sécurité alimentaire très basse”. Elle s’est dit que quelqu’un devait “aller sur YouTube et devenir radical”. Anthropologue de formation, elle a recruté les mères dans les salles d’attente des urgences. Elle leur a donné un Canon Powershot, une formation et 175 dollars échelonnés selon la production. Jusqu’à présent, une seule mère a revendu son appareil. “Mais elle a acheté un jetable et elle continue à envoyer des photos”, dit Mariana, pour qui tout fait partie de l’expérience.
L’appareil n’a pas changé leur misère, mais leur regard sur leur vie. Erica, qui déprimait de solitude, s’est aperçue que quelqu’un s’intéressait à ses photos. En mai, les femmes sont venues à Washington pour présenter leurs oeuvres au Capitole, à l’invitation de Bob Casey, un sénateur de leur Etat de Pennsylvanie. Elles avaient emprunté des tailleurs de businesswomen à une association charitable et, sous la rotonde, où se tenait l’exposition, les passants s’arrêtaient, stupéfaits du décalage. C’est vous, là, sur la photo ? Oui, répondait Imani, et là, “c’est mon fils qui tend la main”. Son biberon est vide. Il a encore faim.
Whitney a été longuement interrogée par un groupe d’enfants à propos de la tache de sang sur le trottoir. Ils voulaient savoir qui était la victime et pourquoi elle avait été tuée. “Il y avait ce père de Caroline du Sud qui me fusillait du regard, du genre : mais pourquoi vous racontez tout cela à ma fille ?” Les femmes de “Witnesses to Hunger” n’en veulent pas aux passants d’être effrayés. Elles aimeraient juste trouver le moyen de “raconter aux gens sans qu’ils aient peur pour la sécurité de leurs enfants”.
Les mères “témoins” viennent régulièrement télécharger leurs photos sur les ordinateurs du laboratoire de l’université. Parmi les 6 000 documents, il y a des clichés insupportables. Celles des ecchymoses en gros plan sur les épaules de T., 26 ans, battue par le père de ses enfants. La jeune femme a aussi tourné un petit film dans sa salle de bains, alors que l’on entend les menaces de l’homme, dans la pièce voisine. Elle raconte à la caméra qu’il a essayé de l’étrangler, elle chuchote, elle supplie : “Arrête, arrête… Nos enfants ont encore besoin de moi !”
Le film ne fait pas partie des documents présentés au public, pas plus que les photos de Tiffany, 20 ans. La jeune femme a vu le père de l’enfant qu’elle portait mourir de 9 balles tout en murmurant qu’il allait s’en sortir. Tiffany est maintenant au calme dans un foyer, mais quand elle va voir sa famille, dans un milieu de souteneurs et de trafiquants, tout ce qu’elle rapporte ce sont des gestes obscènes en direction de la caméra. Dans l’ordinateur, les photos sont rangées dans la catégorie des images de la révolte : les “photos allez-vous-faire-foutre”, comme dit le professeur Chilton.
Article paru dans l’édition du 04.09.09.