Vous rêvez de vous fondre dans le ronron de l’époque, en causant bien lisse, sans la moindre once de malice ? Vous aspirez à devenir le Mr. Propre du français, jamais en reste d’expressions javellisées comme «précipitations» (à croire que ça mouille moins que la pluie), «plan de sauvegarde de l’emploi» (nettement plus social que licenciements collectifs) ou «arts premiers» (plus distingués qu’arts primitifs), sans oublier «frappes chirurgicales» ou «dommages collatéraux» ?
Le Parlez-vous le politiquement correct ? que vient de publier le Pr Georges Lebouc (1) et, en particulier, son lexique vont devenir votre livre de chevet.
Vous fulminez quand on vous dit «cet apprenant souffrait d’un surcroît pondéral qui ne lui permettait pas de briller au cours des séquences de motricité», plutôt que «cet élève obèse ne pouvait pas briller au cours de gym» ?
Georges Lebouc, philologue en retraite, mi-français, mi-belge, est aussi votre ami. Lui qui s’agace sec contre cette façon que l’on a de ne «plus appeler un chat un chat». Entretien avec un homme qui a le bon goût d’avoir fait sienne cette exquise citation de Montesquieu : «La gravité est le bonheur des imbéciles.»
Quel comble du «politiquement correct» vous a poussé à écrire ce livre ?
Le mot «océaniser», qui signifie couler un navire-poubelle, donc polluer les océans, me fait particulièrement bondir. Mais plus que tel ou tel mot, comme «partir» pour mourir, c’est la dérive du politiquement correct qui m’exaspère. Nous sommes en effet passés d’une volonté de ne pas choquer au délire.
Tant qu’il s’agit de parler de malentendants, ou de déficients auditifs ou de handicapés auditifs plutôt que de sourds, de sourdingues, des durs de la feuille qui auraient les portugaises ensablées, passe. Même si hélas, malgré les miracles qu’il accomplit, le politiquement correct ne parviendra à réparer cette infirmité, ou plutôt ce handicap comme on dit maintenant.
Bref, quand dans le même souci de ne pas choquer ou exclure on cherche à éviter des discriminations raciales, sexuelles ou sociales, par exemple en revalorisant (prétendument) certains métiers par une terminologie plus huppée comme «technicien de surface» (balayeur) ou «hôtesse de caisse» (caissières)… pourquoi pas. Mais quand une institutrice se fait vilipender lors d’une inspection parce qu’elle parle du tableau noir et que le mot noir devient à lui seul un tabou, c’est de la pure folie.
Quels sont les domaines les plus affectés ?
Tous le sont. Mais l’économie est un terrible domaine où les mots sont là pour éviter de dire les choses. Comme s’il était moins pénible d’être «licencié» ou «restructuré» que mis à la porte. Tous les substituts aux vilains mots sont bons : «réajuster» au lieu de dévaluer, «réaménager» plutôt que réduire, «ouverture du capital» à la place de privatisation, «lignes de production» en guise de travail à la chaîne…
Quant aux anciens travailleurs à la chaîne, deviendront-ils des chômeurs ? Jamais ! Tout au plus des «demandeurs d’emploi» ou des «sans-emploi», voire des «personnes en cessation d’activité ou de travail», en «mise en disponibilité» ou même «mise en non-activité»…
Mais comment ces mots sont-ils «aplatis» ?
Ils reposent sur des procédés qui ne sont pas loin de devenir des tics. Comme le but est de ne pas appeler les choses, on recourt à des formulations négatives, comme «non»-apprenant (un cancre) ou «mal»-sachant, ou «contre»-performance (en fait, un échec), «sans»-abri (clodo), «dys»-fonctionnement (qui vaut tellement mieux qu’une bavure policière, par exemple).
Autre astuce tout aussi caricaturale, le recours au langage scientifique. Comme s’il était préférable de dire aliénation que folie, oncologie ou carcinologie que cancérologie. Il y a également l’utilisation de mots étrangers : on n’est plus un homosexuel montré du doigt quand on est gay. Sans oublier le recours aux acronymes, HLM, IVG, HP… De bien beaux euphémismes !
D’où nous vient cette entreprise de lissage ?
Des Etats-Unis dans les années 90. Il s’agissait alors principalement de lutter contre le racisme quand une classe moyenne de Noirs américains a vraiment commencé à émerger. L’expression politically correct qui découle de la political correctness nous vient de là.
Pourtant, ce n’est pas une première dans l’histoire…
Effectivement, ce ridicule a déjà existé sous la forme d’une préciosité dont Molière s’est moqué. Mais il s’agissait à cette époque-là et de briller dans la conversation et de raffinement, avec toutes sortes de métaphores succulentes. Ainsi il y avait le «conseiller des grâces», qui désignait un miroir, l’«antipode de la raison» pour une sotte, les «commodités de la conversation» pour des fauteuils, ou encore un «traître» pour parler d’un paravent. Mais l’oscar des expressions précieuses va sans conteste aux pauvres porteurs de chaise devenus des «mulets baptisés» !
Ça va durer longtemps cette histoire ?
En fait je crois que le XXe siècle a tellement été barbare qu’on avait peut-être besoin d’un épisode lénifiant. Une dizaine de mots apparaissent encore tous les quinze jours. Mais c’est une mode. Et l’on passera brutalement à autre chose.
(1) Coll. «Autour des mots», éditions Racine, 128 pp., 15,70 euros