Nous remercions Taranis, qui nous a livré l’essentiel de cette chronique. Nous avons pris la liberté de réécrire partiellement son texte et de l’augmenter de quelques ajouts.
Tout le monde connaît Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley (1946) et 1984 de George Orwell (1949) : deux romans contre-utopistes qui, menant la logique utopiste jusqu’à l’extrême, en montrent toute l’absurdité. Ces deux romans dénoncent à la fois l’utopie communiste et la généralisation des méthodes rationnelles capitalistes.
Ces deux chefs-d’œuvre de la littérature anglo-saxonne ne sont ni les premières ni les plus saisissantes du genre. Dès 1920, vingt ans avant ORWELL, le Russe Eugène Zamiatine fut le premier à dénoncer le totalitarisme d’une modernité aux idéaux pervertis.
Publié en français à Paris en 1923, son roman prophétique Nous autres, qualifiée de contre-utopie par la critique philosophique, exprime la terreur devant les velléités totalitaires de la Russie bolchevique. Si aujourd’hui la menace bolchevique a disparu, la lecture de Nous autres est toujours d’actualité : les utopies totalitaires continuent de modeler la pensée d’une partie des élites post-modernes.
Le roman
Mille ans après l’instauration de « l’Etat Unique », le monde est dirigé par le « Bienfaiteur », qui entreprend de «soumettre au joug bienfaisant de la raison tous les êtres inconnus, habitants d’autres planètes». L’humanité vit dans d’immenses tours de verre, puisque personne n’a rien à cacher. Les hommes n’ont plus de noms, mais des numéros, expression du nouvel ordre rationnel. L’un d’entre eux, le mathématicien D-503, rédige un carnet de notes où il exprime ses sentiments et décrit sa vie dans ce monde parfait. Petit florilège de ce livre à la fois poétique et désespéré.
Que cherche l’Etat Unique ?
« Il s’agit d’intégrer la grandiose équation de l’univers ; il s’agit de dénouer la courbe sauvage, de la redresser suivant une tangente, suivant l’asymptote, suivant une droite. Et ce, parce que la ligne de l’Etat Unique, c’est la droite. La droite est grande, précise, sage, c’est la plus sage des lignes ».
La vie est rythmée par la « Tables des Heures », une organisation mathématiquement parfaite, dirigée par des inquisiteurs synchronisés.
«Les Tables des Heures ont fait de chacun de nous un héros épique à six roues d’acier. Tous les matins, avec une exactitude de machines, à la même heure et à la même minute, nous, des millions, nous nous levons comme un seul numéro. A la même heure et à la même minute, nous, des millions à la fois, nous commençons notre travail et le finissons avec le même ensemble. Fondus en un seul corps aux millions de mains, nous portons la cuiller à la bouche à la seconde fixée par les Tables ; tous, au même instant, nous allons nous promener, nous nous rendons à l’auditorium, à la salle des exercices de Taylor, nous nous abandonnons au sommeil… »
Le Bienfaiteur accorde à chacun 2 heures de liberté par jour. Chacun peut alors tirer ses rideaux et faire ce qu’il veut avec qui il veut, puisque personne ne peut refuser ses charmes à quiconque [ce serait de la discrimination, n’est-ce pas ?] « Je serai franc : nous n’avons pas encore résolu le problème du bonheur d’une façon tout à fait précise. Deux fois par jour, aux heures fixées par les Tables, de 16 à 17 heures et de 21h à 22h, notre puissant et unique organisme se divise en cellules séparées. Ce sont les Heures Personnelles. A ces heures, certains ont baissé sagement les rideaux de leurs chambres, d’autres parcourent posément le boulevard en marchant au rythme des cuivres, d’autres encore sont assis à leur table, comme moi actuellement.
On me traitera peut-être d’idéaliste et de fantaisiste, mais j’ai la conviction profonde que, tôt ou tard, nous trouverons place aussi pour ces heures dans le tableau général, et qu’un jour, les 86 400 secondes entreront dans les Tables des Heures ».
J’ai eu l’occasion de lire et d’entendre beaucoup d’histoires incroyables sur les temps où les hommes vivaient encore en liberté, c’est-à-dire dans un état inorganisé et sauvage. Ce qui m’a toujours paru le plus invraisemblable est ceci : comment le gouvernement d’alors, tout primitif qu’il ait été, a-t-il pu permettre aux gens de vivre sans une règle analogue à nos Tables, sans promenades obligatoires, sans avoir fixé d’heures exactes pour le repos ! On se levait et on se couchait quand l’envie vous en prenait, et quelques historiens prétendent même que les rues étaient éclairées toute la nuit et que toute la nuit on y circulait. »
Plus question d’aimer et de se reproduire avec qui l’on veut ; D-503 évoque les temps passés, avant que l’Etat Unique n’impose une stricte organisation pour garantir à chacun l’égalité dans la vie sexuelle :
« N’est-il pas absurde que le gouvernement d’alors, puisqu’il avait le toupet de s’appeler ainsi, ait pu laisser la vie sexuelle sans contrôle ? N’importe qui, quand ça lui prenait… C’était une vie absolument a-scientifique et bestiale. Les gens produisaient des enfants à l’aveuglette, comme des animaux. N’est-il pas extraordinaire que, pratiquant le jardinage, l’élevage des volailles, la pisciculture , ils n’aient pas su s’élever logiquement jusqu’à la dernière marche de cet escalier : la puériculture. Ils n’ont jamais pensé à ce que nous appelons les Normes Maternelle et Paternelle ».
Alors qu’un numéro est sorti de la colonne de la Promenade pour protester contre le sort réservé à un dissident, D-503 s’inquiète de l’émotion qu’il a ressenti et craint d’être malade :
« J’avais conscience de moi. Or, seuls ont conscience d’eux-mêmes, seuls reconnaissent leur individualité l’œil dans lequel vient de tomber une poussière, le doigt écorché, la dent malade. L’œil, le doigt et la dent n’existent pas lorsqu’ils sont sains. N’est-il pas clair, dans ce cas, que la conscience personnelle est une maladie ? »
L’Etat Unique a prévu de faire subir une Opération à ceux qui n’ont pas encore bien compris que « nous » vient de Dieu et que « moi » vient du diable :
« On nous attacha sur des tables pour nous faire subir la Grande Opération. Le Lendemain, je me rendis chez le Bienfaiteur et lui racontai tout ce que je savais sur les ennemis du bonheur. Je ne comprends pas pourquoi cela m’avait paru si difficile auparavant. Ce ne peut être qu’à cause de la maladie, à cause de mon âme ».
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Renoncez à votre âme, et vous atteindrez enfin le «bonheur» programmé par votre Bienfaiteur…