« S’il y a quelque chose qui marche très fort, en ce moment, et qui marchera de plus en plus, au fur et à mesure que l’espèce humaine exigera davantage d’être aimée sans conditions, dans toutes ses «différences» devenues autant de mini-impérialismes, dans ses plus petites particularités et ses moindres caprices, c’est la chasse aux phobes.
A tous les phobes. Du moins ceux qui ne sont pas dans le coup, dans l’étrange coup du monde où nous entrons, c’est à dire qui ne peuvent pas se revendiquer d’une appartenance spéciale, d’un particularisme précisément, d’une «différence» considérée comme gratifiante à la bourse des valeurs d’aujourd’hui, et qui ont l’audace de manifester, sur quelque point que ce soit, l’un de ces symptômes d’angoisse exagérée qu’on appelle une phobie.
La brusque popularisation du concept de phobie, appliqué aux objets et aux sujets les plus divers, révèle une volonté de sacralisation de certains objets et de certains sujets que l’on ne doit même plus pouvoir critiquer, envers lesquels on ne doit plus avoir la moindre réticence, ni réclamer le plus élémentaire droit d’examen sans être aussitôt marqué, stigmatisé par cette nouvelle lettre écarlate du phobisme infamant. Jamais, en d’autres termes, nous n’avons été plus loin de ce qu’il est convenu d’appeler « l’esprit des Lumières ».
Notre époque réinvente à toute allure la démonologie, les pécheurs ostracisés, les procès en sorcellerie. Certes, tous les phobes ne se valent pas. Il y en a des bons et des mauvais. L’antifumeur, par exemple, encore appelé fumophobe, et dont le programme consiste à éradiquer de la surface de la planète les derniers fumeurs, a le vent dans les voiles. L’hétérophobe, de son côté, semble peu critiquable. Le rollérophobe, en revanche, n’a pas droit de cité. Le technophobe (phobique de la techno et de toutes ses foutues raves ou parades) pas davantage. L’anglophobe et le germanophobe appartiennent à un passé ridicule. L’américanophobe est suspect. Au même titre que l’europhobe. Le gynophobe (adepte des formulations « sexistes ») n’a qu’à bien se tenir : on lui prépare des lois. Mais c’est l’homophobe, en vérité, et ça commence à se savoir, qui est en ce moment le monstre principal.
Ce sera peut-être, mais alors dans un avenir extrêmement lointain, un sujet d’intense rigolade de se souvenir qu’on a pu voir, cette année, un très curieux « Réseau Voltaire » exiger une législation réprimant l’homophobie. Un peu comme si le club des amis de Nietzsche demandait l’abolition de la séparation de l’Église et de l’État ; ou la fondation Karl-Marx une intensification perpétuelle du capitalisme sur toute la planète. Mais ce genre de contradiction ne semble guère gêner les réclameurs et les fomentateurs de lois, que l’on appelle encore «militants» alors qu’ils ne se battent plus que pour le plaisir d’interdire, de surveiller et de punir, c’est à dire de dominer.
Une nouvelle théocratie voit le jour, attisée par les médias qui en ont furieusement besoin pour croire qu’ils existent. La nostalgie de l’«autre», de l’adversaire disparu, conduit de plus en plus d’humains à rechercher des oppositions, des mauvais objets, des méchants à réprimer pour que l’existence retrouve une signification.
Pour ceux-là, qu’on appellera philes, la chasse aux phobes de toutes sortes est une question de vie ou de mort. Il s’agit de se transfuser du sang frais grâce à des ennemis ; et, au besoin, créer ceux-ci de toutes pièces pour se ressusciter soi-même, ressurgir de l’effroyable royaume des ombres qu’est devenu notre monde mondial, libéral et libertaire.
Car le phile, quel qu’il soit, et quel que soit le préfixe avec lequel il est formé, ne se suffit pas à lui-même. C’est son drame : le phile a besoin du phobe. Le phile est un phobe anti-phobe. Ou encore un phobe de phobe. Au point qu’il est capable, en certaines circonstances, des pires cruautés pour faire triompher son « amour » totalitaire. C’est ainsi que récemment, en Grande-Bretagne, des amis des bêtes, autrement dit des zoophiles, appartenant au Front de libération des animaux, ont kidnappé un journaliste accusé de zoophobie, l’ont sauvagement battu, et, avant de l’abandonner dans un fossé pieds et poings liés, l’ont marqué au fer rouge. Comme au bon vieux temps où c’étaient les phobes qui faisaient la loi. »
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Philippe Muray pour le journal La Montagne en 1999. Texte republié dans le livre « Exorcismes spirituels III » (2003).