Article de 1997, paru dans “Pour la Science”. Auteur : Michèle Perret, professeur de linguistique à l’université Paris X-Nanterre.
On n’a jamais cessé de parler latin en France, mais un double phénomène de créolisation dû au bilinguisme des Gaulois, puis des Francs, a engendré une toute autre langue, le français. Nous retraçons ici l’histoire de la langue officielle, depuis ses origines.
Bien que les fouilles montrent que le territoire de l’actuelle France était très peuplé, on n’a que peu d’éléments sur les ethnies qui l’ont occupé avant l’installation des Gaulois, et les témoignages linguistiques ne remontent qu’à 600 ans avant notre ère. Les peuplades dont nous connaissons l’existence à cette époque, Ligures et Ibères, n’ont pas eu d’influence notable sur la langue française.
Seuls quelques mots des Grecs, installés en petites colonies sur le pourtour méditerranéen, sont passés en français par l’intermédiaire du provençal. Les noms de lieu surtout témoignent de leur passage : Heracles Monoikos, “Hercule le solitaire”, a donné Monaco. (Théa) Nikaia, “la déesse de la victoire”, Nice. Antipolis, “la ville d’en face”, Antibes. Et on pourrait multiplier les exemples.
1) L’INFLUENCE GAULOISE
Les premiers habitants dont la langue a réellement marqué le français sont les Gaulois, un peuple celte. Originaires d’une région correspondant aux actuelles Bavière et Bohème, ils occupent progressivement la majeure partie de l’Europe de l’Ouest, et parviennent vers 500 avant notre ère, jusqu’à cette péninsule du bout de l’Europe, la future France.
La langue des Gaulois est divisée en nombreux dialectes, mais garde une certaine unité, comme leurs coutumes et leur religion. On peut d’ailleurs se demander si tous parlaient gaulois dans les régions celtophones et s’il ne restait pas des groupes parlant d’autres langues. A l’inverse, l’archéologue Colin Renfrew envisage que les Celtes aient reçu, sur place, leur langue et leur culture de populations néolithiques déjà indo-européennes depuis des millénaires.
Le gaulois a survécu à la conquête romaine jusqu’au IVe siècle, voire plus. Par ce contact prolongé, il a quelque peu transformé le latin parlé en Gaule. Ainsi, il est possible, quoique contesté, que le son que nous écrivons u et le maintien du s final – notre marque de pluriel – soient dus à ce substrat gaulois.
En outre, le gaulois a laissé dans le lexique français beaucoup de termes ruraux, se référant :
• aux travaux des champs : sillon, glaner, javelle, soc, charrue, ruche
• à la configuration du terrain : marne, grève, lande, boue, bourbier, galet, quai, talus
• des noms d’animaux et de plantes : bouleau, bruyère, if, chêne (l’arbre sacré des druides), mouton, saumon, lotte, alouette, bouc,
• quelques noms de mesures anciennes : arpent, boisseau, lieue
• ainsi que des termes domestiques (la langue maternelle n’est-elle pas la langue de la mère ?) dont le plus bel exemple est le verbe bercer.
Certains termes témoignent des supériorités techniques des Gaulois, dans la brasserie (cervoise, brasser, brasserie), dans la fabrication des chariots (char, charpente, benne, jante) et dans les vêtements : la chemise et le pantalon long (braies) des Gaulois ont été adoptés par les Romains.
2) LA LANGUE MÈRE : LE LATIN
Vers 50 avant notre ère, 100 ans après la Provence, les Romains conquièrent la Gaule. C’est le début de la civilisation gallo-romaine, qui durera environ six siècles.
[Les Gallo-romains sont un ensemble de peuples qui, en Europe occidentale, ont constitué une civilisation spécifique, à l’issue de la Guerre des Gaules jusqu’à l’avènement des Francs. D’origine ou de civilisation celtique pour la plupart, ils étaient notamment localisés sur le territoire de la Gaule, selon les définitions de leurs voisins romains.]
Bien que la gaule reste une zone de faible immigration romaine et que les Romains ne cherchent pas à imposer leur langue dans les pays conquis, les Gaulois adoptent progressivement le latin, tant pour communiquer avec le peuple dominant qu’à cause de la supériorité culturelle et politique des Romains.
Les élites, notamment, sont romanisées : elles accèdent à la citoyenneté romaine et envoient leur enfants suivre un enseignement supérieur latin dans les écoles d’Autun, de Marseille, de Bordeaux, de Lyon, de Toulouse ou de Reims. Ainsi le latin devient langue officielle sur le territoire gallo-romain, tandis que le gaulois demeure la langue maternelle des populations colonisées.
Le latin parlé en Gaule est un latin plus tardif que le latin classique. C’est aussi une langue non littéraire, outil de communication du plus grand nombre, très simplifiée et très familière, avec des formes expressives, voire argotiques.
Deux phénomènes évolutifs coexistent. D’une part, les Gaulois emploient volontiers des mots argotiques, qui ont d’abord été des expressions imagées : tête a eu pour premier sens “pot cassé”, jambe signifiait “paturon du cheval”, épaule vient d'”épaule d’agneau”, épée désignait une “latte de bois”.
D’autre part, dans toute la Romania, selon une évolution naturelle au cours des siècles, les locuteurs du latin tardif adoptent dans la langue standard des tours populaires. Par exemple, on étoffe les mots en généralisant les diminutifs : auris remplacé par auricula (ureche en roumain, orechio en italien, oreja en espagnol, oreille en français), agnus par agnellus (agneau).
On substitue des formes plus simples aux verbes difficiles : ferre remplacé par portare (porter) ; ou on choisit des formes plus étoffées : ire (aller) remplacé par ambulare (aller, nous allons) et vadere (je vais).
Outre la profonde évolution de sa prononciation, le latin tardif se caractérise aussi par la disparition de la déclinaison, la création des articles, la généralisation des prépositions, l’extension des auxiliaires du verbe, l’apparition de nouvelles formes de futur.
3) L’INFLUENCE DU GERMANIQUE
La Gaule romaine connaît d’abord une période de stabilité et de prospérité. Mais, dès la fin du siècle des Antonins (192), la vie sociale commence à se disloquer.
Cette tendance s’accentue à partir du IIIe siècle, avec les incursions des Germains : du IIIe au IVe siècles, ils déferlent sur le pays qu’ils se partagent en plusieurs royaumes, wisigoth, burgonde, alaman, franc rhénan et franc salien, tandis que les Gallo-Romains sont cantonnés dans le bassin parisien et la Bretagne.
Menés par Clovis, l’un de ces peuples germaniques, les Francs Saliens, occupe le royaume gallo-romain en 486, bat les Wisigoths en 507 et absorbe le royaume des Burgondes, en 534. Il se produit alors un fait linguistique assez rare : contrairement à ce qui s’est passé lors de la colonisation latine, c’est la langue dominée, le latin, qui demeure la langue officielle.
Les raisons de son maintien sont religieuses et peut-être politiques : pour se concilier les évêques dans la lutte qu’il voulait entreprendre contre les Wisigoths, de religion arienne, ou par conviction personnelle, Clovis se convertit au christianisme, religion officielle des Romains depuis 312. Ce faisant, les Francs obtiennent l’appui des Gallo-Romains, mais ils acceptent aussi le latin comme langue religieuse.
Des raisons culturelles expliquent aussi l’adoption du latin. La vieille civilisation latine est supérieure à la civilisation dominante et, malgré les troubles de l’époque, elle se maintient encore : dans les royaumes des Burgondes et des Wisigoths, l’administration romaine subsiste ; chez les Francs, les Gallo-Romains conservent leurs biens ; au IVe et au Ve siècles, malgré les invasions, il y a encore des écoles et des bibliothèques où l’on continue à lire et à étudier en latin.
Ayant adopté la culture et la religion romaine, les Francs calquent leur administration sur celle des vaincus et rédigent leurs lois en latin. Pendant une longue période, il s’établit dans les zones conquises une sorte de bilinguisme, pour les Francs comme pour certains Gallo-Romains.
Les Francs ont transmis une partie de leur lexique à la langue qu’ils ont adoptée. On compte plus de 400 mots d’origine francique dans le vocabulaire français. Ainsi, la coexistence de deux aristocraties, gallo-romane et franque, explique le caractère bilingue de la terminologie guerrière et administrative :
• épée est gallo-roman, mais brand, qui signifiait “épée” et sur lequel est formé le verbe brandir, est francique.
• roi, duc, comte sont gallo-romans, mais marquis, baron, chambellan, maréchal, sénéchal, échanson sont franciques.
Le reste du lexique d’origine franque concerne la vie rurale – les Francs étaient davantage agriculteurs et chasseurs que citadins : gerbe, blé, jardin, haie, aulne, houx, cresson, troène, frêne, tilleul, saule, bois, forêt, troupeau, épervier, mésange, freux, hanneton.
D’autres mots dépeignent les sentiments ou le caractère : orgueil, honte, honnir, hardi, laid. L’armement et la guerre : fourreau, heaume, haubert, guerre, trêve. Les couleurs : blanc, bleu, gris, blond.
Le bilinguisme entraîna surtout la forte évolution phonétique qui fait la spécificité du français par rapport aux autres langues romanes : réduction du mot, évolution des voyelles, disparition de certaines consonnes intervocaliques. Par exemple, un mot latin comme sudare devient suer en français, mais reste sudar en espagnol : nous avons vu que les Gaulois sont responsables du changement de prononciation de la lettre u, et les Francs ont supprimé le d intervocalique et transformé en e le a accentué en latin.
La zone de colonisation franque – c’est à dire la France du Nord, où les Francs émigrent en nombre important – correspond au français d’oïl, tandis que le français d’oc a beaucoup moins évolué.
4) L’ÉVOLUTION ACCÉLÉRÉE DU LATIN
Pendant les deux siècles qui suivent, la civilisation latine s’étiole : le royaume est divisé entre les fils des rois mérovingiens, déchiré par les luttes intestines.
Ce morcellement territorial favorise la formation de nombreux dialectes. L’Église perd son rôle conservateur de la civilisation et de la langue : évêques et moines maintiennent des écoles qui forment les religieux, mais on n’y apprend guère que quelques prières et formules liturgiques.
Certes il existe encore des lettrés, mais ils emploient volontiers un latin proche du peuple, qu’ils appellent la langue “simple”, “humble”, “inculte” (simplex, humilis, incultus sermo). Selon le spécialiste du latin tardif Michel Banniard, le public de langue d’oïl comprend ce latin simplifié et populaire, déjà très différent de sa langue parlée, jusqu’aux années 750-780 ; le public de langue d’oc garde cette compétence plus longtemps.
5) L’OFFICIALISATION DU FRANÇAIS
Au début du IXe siècle, Charlemagne rétablit l’Empire d’Occident. Son influence civilisatrice et la renaissance des lettres latines entraînent paradoxalement l’apparition d’une nouvelle langue écrite, qui deviendra le français.
Charlemagne tente de redonner à ses peuples la civilisation qu’ils ont perdue. Pour aider les moines qui ne comprennent plus le texte de la Vulgate, il fait venir un clerc d’Oxford, Alcuin, qui crée à Tours un enseignement en latin. Il fait ensuite ouvrir de nombreux centres de formation des élites et attire à sa cour les meilleurs intellectuels de son temps.
Les nouveaux lettrés, qui ont réappris le latin classique, prennent alors conscience de la réalité linguistique du pays : alors que la langue simplifiée de leurs prédécesseurs, pleine de barbarismes à leurs yeux, avait été accessible au peuple, il est devenu impossible de faire comprendre un texte de vrai latin à qui ne l’a pas étudié.
C’est pourquoi, en 813, les évêques, réunis en concile à Tours, demandent aux prêtres de faire leurs sermons dans les langues familières, germanique ou romane, les seules désormais comprises par les fidèles. Cette décision, qui apparaît comme la première reconnaissance officielle de la langue parlée, est considérée comme fondatrice du français ; c’est en effet de ce jour que les clercs se sont préoccupés de mettre par écrit – et donc d’élaborer et de fixer – leur langue maternelle.
Ainsi, depuis le latin de César jusqu’à la langue parlée au IXe siècle, la même langue a été employée continûment sur le territoire de la France. Pourtant, à la veille de la mort de Charlemagne, un retour au latin classique a mis en évidence l’existence de deux langues : la langue familière, ou maternelle, sert dans la vie courante, tandis que le latin continue à faire fonction de langue officielle, puisqu’il est seul utilisé dans les écrits “sérieux” (histoire, théologie, philosophie), dans l’administration, le culte et l’enseignement.
C’est cette langue maternelle que les historiens appellent “langue vernaculaire”, pour éviter d’employer le terme de “français” – le concept n’existe pas encore en ce haut Moyen Âge. Les textes latins de l’époque parlent, eux, de rustica romana lingua.
6) LA NAISSANCE D’UNE COMMUNAUTÉ LINGUISTIQUE
Le premier écrit entièrement en langue vernaculaire qui nous soit parvenu est la partie française des Serments de Strasbourg (842). Ce premier document [voir encadré plus bas] a une double importance, car ces serments sont aussi fondateurs de la nation française.
Jusqu’alors, en effet, le territoire de la future France ne présentait aucune unité nationale, soit qu’il fût morcelé en petits royaumes gaulois, soit qu’il fît partie d’un empire, romain, franc ou germanique. Du temps de Charlemagne même, le territoire de la France n’était qu’une portion de son empire. Mais à la succession de son unique héritier, Louis le Pieux, ses trois petits-fils, Lothaire, Louis et Charles exigent chacun un royaume d’égale richesse.
Pour mettre fin à leurs querelles, les négociateurs découpent l’Empire en trois bandes parallèles : la future France est attribuée à Charles le Chauve, la future Allemagne revient à Louis (dit plus tard le Germanique), la région qui les sépare, proposée à Lothaire, reçoit le nom de Lotharingie.
Un an avant que cette partition ne soit ratifiée par le traité de Verdun (843), Louis et Charles s’unissent pour faire accepter le partage à Lothaire. Ils se prêtent solennellement assistance, chacun dans la langue de l’autre : Louis en “roman” et Charles en “tudesque”. Puis leurs armées prêtent serment, chacune dans sa langue.
Le texte de ces engagements nous est parvenu dans un ouvrage historique écrit en latin par Nithard, un clerc contemporain, parent de ces princes. Cette citation de textes en langue vulgaire dans un ouvrage érudit est très surprenante pour l’époque.
Selon l’hypothèse de Renée Balibar, historienne de la langue et spécialiste de l’institution du français national, elle reflète la volonté, pour les grands clercs qui négocièrent ces accords, d’asseoir la partition sur une séparation linguistique entre sujets germaniques et romans.
Les engagements solennels ont soigneusement été rédigés par eux dans une langue vernaculaire déjà élaborée, et ont été volontairement retransmis tels quels. Leurs langues se posaient ainsi, dès l’abord, en langue officielle.
Ce proto-français, n’était pas, pense-t-on aujourd’hui, la transcription d’un dialecte. C’était plutôt une langue recomposée, très inspirée du latin mérovingien que les clercs érudits du IXe siècle considéraient comme le modèle de la langue vulgaire écrite : leur volonté était de proposer une langue supra-dialectale, accessible à tous.
Les serments de Strasbourg, préliminaires de la partition de l’empire de Charlemagne en trois royaumes : la future France, la future Allemagne et une zone tampon, la Lotharingie. Énoncés en langues vulgaires, “romane” et “tudesque”. Extrait du serment de Louis, en proto-français : ” Pro Deo amur et pro christian poblo et nostro commun salvament, d’ist di in avant, in quant Deus savir et podir me dunat, si salvarai eo cist meon fradre Karlo, et in adiudha et in cadhuna cosa, si cum om per dreit son fradra salvar dift, in o quid il mi altre si fazet, et ab Ludher nul plaid nunquam prindrai qui meon vol cist meon fradre Karle in damno sit. ” ” Pour l’amour de Dieu et pour le peuple chrétien et pour notre salut commun, à partir de ce jour dorénavant, autant que Dieu m’en donnera savoir et pouvoir, je soutiendrai mon frère Charles, et l’aiderai en toute chose, comme on doit soutenir son frère selon le droit, à condition qu’il fasse de même à mon égard, et avec Lothaire je ne tiendrai aucun plaid qui de ma volonté puisse porter tort à mon frère Charles. ” |
C’est à partir d’élaborations de ce type, par tous les clercs qui essayèrent de “mettre en roman” leur langue maternelle, que s’est forgé l’ancien français classique, celui de la Chanson de Roland ou des romans de Chrétien de Troyes.
Cette langue était fortement marquée de traits provenant d’une région assez étendue, dont le centre était l’Île-de-France, mais elle n’a jamais été, comme on l’a d’abord cru, le dialecte de l’Île-de-France. Au XVIe siècle, cette langue littéraire, sans cesse enrichie par des érudits latinistes, commença à dominer les dialectes, parce qu’elle était devenue la langue officielle du roi.
Pourtant, après les serments de Strasbourg, il fallu encore 150 ans et un changement de dynastie pour que les rois de France ne s’expriment plus en germanique : les Chroniques de Richer rapportent que le premier roi de France à avoir besoin d’un traducteur pour s’entretenir avec un roi germanique fut Hugues Capet.
Quant au latin, qui cessa d’être la langue de l’administration sous François Ier, il subsista en tant que langue de l’enseignement jusqu’à la Révolution et en tant que langue du culte jusqu’au milieu du XXe siècle.
(Merci à Bart Vador)