Article de Jeff Grabmeier du 8 Mars 2004. Traduction : Victoria Rose, Moi Mad et Papy Brossard.
Une étude suggère qu’entre 1530 et 1780, un million d’Européens — voire davantage — furent réduits en esclavage par les Musulmans en Afrique du Nord. Un chiffre bien plus important que ceux avancés jusqu’à maintenant.
Dans son livre, Robert Davis, professeur d’histoire à l’Université de l’Ohio, a mis au point une méthode unique afin de calculer le nombre de Chrétiens blancs réduits en esclavage le long de la côte des Barbaresques. Son étude conduit à des estimations bien plus élevées que celles trouvées précédemment.
Selon Davis, les travaux antérieurs sur l’esclavage aux Barbaresques n’évaluaient pas le nombre d’esclaves, ou ne s’intéressaient qu’à une ville en particulier. Les estimations chiffrées ont toujours conclu à des évaluations allant tout au plus à quelques dizaines de milliers.
R. Davis estime quant à lui que le chiffre réel se situerait entre 1 et 1,25 million de Chrétiens asservis entre le 16e et le 18e siècles. Ces estimations sont publiées dans “Christian Slaves, Muslim Masters: White Slavery in the Mediterranean, the Barbary Coast, and Italy, 1500-1800″ (Palgrave Macmillan)**
Selon R. Davis, “les travaux précédents donnent l’impression qu’il y avait peu d’esclaves. Ils minimisent l’impact de l’esclavage des Européens sur l’Europe. La plupart étudient l’esclavage sur un site précis ou une durée brève. Mais lorsque l’on traite le problème dans son intégralité, le caractère massif de cette traite et son impact majeur deviennent évidents.”
Davis soutient qu’il est légitime de comparer cette traite méditerranéenne à la traite atlantique. Sur 4 siècles, la traite atlantique, beaucoup plus importante en volume, a déplacé de 10 à 12 millions de Noirs aux Amériques. Mais de 1500 à 1650, quand cette traite atlantique était encore embryonnaire, plus de chrétiens furent capturés et emmenés en Afrique du nord que d’esclaves africains en Amérique.
“Ce que le grand public et les universitaires considèrent comme une vérité révélée, i.e. que l’esclavage était d’une nature raciale et univoque, que seuls les noirs avaient été asservis, c’est faux. On ne peut considérer l’esclavage comme un traitement que seuls les Blancs auraient infligé aux Noirs.”
Dans la période étudiée par Davis, c’est la religion et l’ethnie tout autant que la race qui déterminaient qui devenait esclave. Des pirates venant de villes situées sur les côtes d’Afrique du Nord – Tunis, Alger – attaquaient des bateaux en Méditerranée ou sur l’Atlantique, et razziaient les villages côtiers pour y capturer hommes, femmes et enfants.
L’impact de ces attaques était dévastateur : la France, l’Angleterre et l’Espagne ont perdu des milliers de navires. De longues étendues de côtes espagnoles et italiennes furent abandonnées par leurs habitants. Au maximum du phénomène, la destruction et la dépopulation de certaines zones dépassaient sans doute ce que les esclavagistes européens infligèrent plus tard à l’Afrique.
Si les centaines de milliers chrétiens venaient des zones méditerranéennes, les effets des razzias menées par les Musulmans se firent sentir bien au-delà. Pendant la majeure partie du 17e siècle, les Anglais perdirent chaque année 400 marins. Les Américains n’étaient pas non plus à l’abri. Un esclave américain rapporte qu’entre 1785 et 1793, 130 marins américains avaient été réduits en esclavage.
Dans une large mesure, l’esclavage à grande échelle en Afrique du Nord a été ignoré et minimisé car il n’intéresse personne… “L’esclavage des Européens ne correspond pas aux idées en vogue sur le colonialisme européen, qui est l’un des piliers — pour ne pas dire la vache sacrée — de l’érudition en histoire moderne”, déclare Davis. De nombreux pays victimes de l’esclavage — France, Espagne — allaient plus tard conquérir et coloniser ces zones d’Afrique du Nord où leurs concitoyens avaient été asservis. C’est sans doute pour cette raison que les universitaires occidentaux ont toujours représenté les Européens comme des colonialistes implacables, et non comme les victimes qu’ils furent souvent”.
L’esclavage méditerranéen a également été ignoré ou minimisé en raison de l’absence d’estimation précise du nombre de victimes. A l’époque, tant les Européens que les esclavagistes ne tenaient pas de registres détaillés. En revanche, il existe une abondante comptabilité du nombre d’Africains emmenés aux Amériques.
Davis a développé une nouvelle approche permettant une meilleure estimation du nombre d’esclaves en Afrique du Nord. En utilisant les documents mentionnant le nombre d’esclaves d’un endroit donné en un temps donné, Davis a évalué le nombre d’esclaves nécessaires au renouvellement de ceux qui mouraient, s’échappaient, ou étaient libérés moyennant rançon. “La seule manière d’arriver à des chiffres valables était de retourner le problème. Ce n’est pas la meilleure façon de procéder, mais c’est la seule possible au vu du peu de données disponibles.”
En additionnant toutes les causes de pertes en hommes — morts, évasions, rançonnements, conversions, Davis a calculé qu’un quart des esclaves devait être remplacé chaque année pour que la population d’esclaves reste stable, comme il semble qu’elle le fût entre 1580 à 1680. Ce qui signifie que 8 500 nouveaux esclaves devaient être capturés chaque année.
Au total, on peut estimer qu’un million d’esclaves ont été capturé durant cette période. Avec la même méthode, Davis a estimé à 457 000 le nombre d’esclaves supplémentaires capturés durant le siècle précédent et le suivant. Le chiffre global établit qu’un 1 million, voire 1,25 million de Chrétiens blancs européens furent réduits en esclavage par les Musulmans d’Afrique du Nord entre 1530 et 1780.
Selon Davis, les recherches indiquent que la vie des esclaves européens était tout aussi pénible que celle des esclaves noirs d’Amérique. “Les esclaves méditerranéens n’étaient certainement pas mieux lotis. Alors que les esclaves africains faisaient un travail exténuant dans les plantations de sucre ou de coton, on faisait travailler les esclaves chrétiens parfois jusqu’à la mort, dans des carrières, de grands travaux de construction ou comme rameurs dans les galères pirates.”
A la suite de ces découvertes, Davis suggère que l’esclavage invisible des Chrétiens européens mérite l’attention des chercheurs. “Nous ne percevons plus à quel point l’esclavage a représenté une menace et un danger pour ceux qui vivaient sur le pourtour Méditerranéen. Les esclaves sont des esclaves, qu’ils soient noirs ou blancs, qu’ils aient souffert en Amérique ou en Afrique du Nord”.
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** traduction en français publiée en 2007 par Actes Sud, collection Babel : “Esclaves chrétiens, maîtres musulmans : L’esclavage blanc en Méditerranée (1500-1800)”