Tribune libre // Parmi les courants de pensée qui ont contribué à faire naître au sein de la société française un sentiment de rejet de notre propre civilisation et un désir d’autodestruction, l’idéologie de l’Humanisme et des Lumières a joué un rôle prééminent.
La modernité : une idéologie de rupture
Au 18e siècle, le mouvement philosophique des Lumières débouche sur la révolution française. A la faveur des guerres révolutionnaires et napoléoniennes, les idées des Lumières gagnent l’Europe et bouleversent les sociétés française et européennes : fixée depuis près de mille ans, la société traditionnelle cède la place à la modernité. La rupture porte sur chacun des cinq piliers qui en constituaient l’armature :
La société traditionnelle était centrée sur le groupe. L’individu n’était pas absent mais il devait tenir, à sa place, son rôle dans l’organisation sociale, laquelle reflétait les volontés divines. La modernité est au contraire axée sur l’individu, dont elle célèbre la liberté et les droits et promeut l’épanouissement. Ouvrant la voie aux Lumières, l’Humanisme de la Renaissance avait opéré la rupture initiale, en attribuant à l’Homme la position centrale que Dieu occupait jusque-là.
La société traditionnelle “organique” était par nature inégalitaire : chacun y tenait un rôle spécifique, conforme aux intérêts du groupe, les uns combattant pour le défendre, d’autres priant pour son salut, d’autres encore travaillant pour le nourrir, la domination de l’élite se justifiant par la mission qui lui incombait et qui lui imposait des devoirs. La modernité, elle, rejette l’inscription des individus dans des catégories fermées et héréditaires : elle revendique un objectif d’égalité.
La société traditionnelle se caractérisait par son ancrage territorial et charnel. L’individu était inscrit dans des communautés d’appartenance, constituées en cercles concentriques : famille, paroisse, province, patrie. Les hommes de la société traditionnelle avaient également conscience de ce que les différents Etats européens, malgré les guerres entre souverains, appartenaient à la chrétienté. La modernité, elle, ne reconnaît pas d’appartenance de groupe : les groupements d’individus sont certes nécessaires mais ils restent fonctionnels et n’ont aucun caractère sacré. Par là, la modernité conduit au rejet des patries, qui enserrent illégitimement les individus : elle est nécessairement universaliste.
La société traditionnelle était vouée à la transmission et à l’héritage. Les hommes qui vivaient le temps présent se percevaient comme les maillons d’une chaîne : ils s’inscrivaient dans un monde qui leur préexistait, qu’il ne pouvait s’agir d’ignorer, et moins encore de remettre en cause, mais au contraire de conserver et de transmettre. La modernité promeut à l’inverse un individu indépendant, autonome, libre de toute tradition et de toute morale préétablie, adepte du changement comme valeur en soi positive.
La société traditionnelle était chrétienne. Cet élément reliait et impliquait tous les autres : l’héritage à transmettre était celui de la morale chrétienne ; groupe et individus se plaçaient au service du projet divin ; les cercles d’appartenances charnels préfiguraient le Royaume à venir. La modernité est antichrétienne et athée : l’individu libre n’a pas à se soumettre à un Etre transcendant.
Précisons que cette évocation synthétique des deux types de société ne rend pas nécessairement compte de leur fonctionnement concret et du comportement des individus, qui peuvent bien entendu fortement s’éloigner du modèle idéal : elle vise à présenter la logique intrinsèque de chacun des deux systèmes et l’univers mental dans lequel les individus s’inscrivent peu ou prou. Retenons ce point central : les systèmes de pensée traditionnel et moderne sont l’un et l’autre cohérents… et profondément antagonistes.
La révolution française : un projet de destruction de la société traditionnelle
La Révolution, dès lors, sera une entreprise de démolition de la société traditionnelle. Elle est provoquée et conduite par la bourgeoisie, classe sociale gagnée aux Lumières (et constituée en « franc-maçonnerie ») : forte de sa richesse, de la culture qu’elle a acquise, des magistratures qu’on lui a confiées, elle ne supporte plus sa position socialement subordonnée. Cependant la bourgeoisie éclairée n’ambitionne pas seulement le pouvoir : elle veut détruire une organisation sociale et un univers de représentations mentales qui la plaçaient dans une situation inférieure, le ressentiment, converti en haine, constituant un ressort majeur du phénomène. Il s’agit de détruire les ordres, les châteaux, l’organisation territoriale, les parlers locaux, mais surtout la religion chrétienne, socle de la société traditionnelle. Rien ne peut être conservé de l’ancien système, dont chacun des éléments était articulé aux autres et les supposait.
La rupture des Lumières et de la révolution française constitue l’origine des mouvements philosophiques et des doctrines politiques qui prévaudront au cours des deux siècles suivants : nihilisme, libéralisme, conceptions libertaires, communisme. Plus précisément ces doctrines, quoiqu’antagonistes, trouvent leur source dans les deux éléments centraux, liberté et égalité, qui constituent le message essentiel des Lumières. Les doctrines de la modernité les pousseront chacun à leur extrémité : le libéralisme (et les conceptions libertaires) exaltent la liberté individuelle, au mépris de l’intérêt général ; le communisme veut instaurer l’égalité, au prix de la liberté.
Deux autres aspects des conceptions modernes ont également leur source dans les Lumières. C’est le cas tout d’abord de l’esprit de ressentiment : c’est ainsi qu’aujourd’hui, au nom de l’égalité, une grande partie de l’élite française reprend à son compte le ressentiment anti européen des populations du tiers-monde, perçu comme un nouveau Tiers-état. De même notre élite a souvent tendance à accuser les « systèmes » et à dédouaner les individus de leurs responsabilités (qu’il s’agisse des délinquants ou des assistés, considérés comme des victimes) : ces conceptions (répandues notamment par P. Bourdieu) sont directement inspirées des idées rousseauistes selon lesquelles les individus naturellement bons sont pervertis par une organisation sociale déficiente.
Pour notre part, nous regrettons la rupture provoquée par les Lumières et la Révolution : nous préférons les évolutions aux bouleversements. Pour autant il ne s’agit pas de rejeter en bloc la modernité, pas plus que d’idéaliser le système traditionnel. Des éléments de permanence peuvent d’ailleurs être relevés : par exemple la notion d’Etat et d’intérêt général ne sont pas spécifiquement des notions modernes et existaient dans la société traditionnelle. Par exemple encore, l’existence individuelle avait une place véritable dans la société traditionnelle (le christianisme étant une religion personnelle), contrairement à ce qu’affirme la propagande de la modernité. Relevons également que la prise de pouvoir par la bourgeoisie s’est accompagnée d’une grande hypocrisie, la société moderne, à de nombreux égards, n’étant pas plus libre et égale que ne l’était sa devancière.
La révolution française n’est pas achevée
Insistons sur ce point : la modernité issue des Lumières et de la Révolution débouche finalement sur la haine de la société européenne. La civilisation européenne est en effet issue, pour l’essentiel, des cadres de la société traditionnelle. Détruire les appartenances charnelles, la famille, la patrie, éradiquer le christianisme, religion millénaire de l’Europe, promouvoir les droits de l’individu au point d’occulter ses devoirs, c’est en réalité faire disparaître la civilisation européenne elle-même.
Le mouvement et les bouleversements lancés par les Lumières et la Révolution ne sont probablement pas achevés et les forces révolutionnaires sont toujours à l’œuvre. L’hostilité à la conception traditionnelle de la famille pousse les militants de la modernité à exiger par exemple l’homoparentalité. Le primat qu’ils accordent à la liberté les conduit également à revendiquer la possibilité de mener toutes recherches en matière de manipulations génétiques (avant de demander le moment venu la légalisation du clonage). L’esprit universaliste des Lumières et le ressentiment anti chrétien conjugués conduisent à favoriser l’immigration, la mise en place d’une société multiculturelle ou encore l’intégration de la Turquie dans l’Europe.
L’idéologie des Lumières et de la révolution française est bien la matrice des conceptions et de l’état d’esprit qui sont aujourd’hui ceux de l’élite bourgeoise française (et probablement européenne). Cette élite au pouvoir poursuit l’œuvre entreprise au 18e siècle : éradiquer ce qui subsiste de la société traditionnelle et poursuivre la construction d’un « homme nouveau ». Lorsqu’elle sera parvenue à ses fins, notre civilisation aura disparu.