“La France est confrontée à une crise économique d’une ampleur inédite, qui suscite l’inquiétude légitime des Français. Ils ne savent pas combien de temps elle va durer. Ils ont parfois peur pour leur emploi et pour celui de leurs proches. Certains sont au chômage partiel et se demandent s’ils arriveront à joindre les deux bouts à la fin du mois. Ils ont le sentiment de payer les excès du capitalisme financier, alors qu’ils n’y sont pour rien. (…) La situation française est sérieuse, mais nous nous en sortons et nous en sortirons mieux que les autres pays.”
(Nicolas Sarkozy, lors d’une réunion à l’Elysée avec les partenaires sociaux, 18 février 2009)
Isabelle, 40 ans
Sur la carte de la galère, Isabelle ne se situe “pas loin de la pauvreté”. Il y a deux ans, elle travaillait comme conseil en entreprise à Rouen. Un poste de cadre et un salaire de 2 500 euros. Aujourd’hui, elle a rejoint la foule qui se presse, chaque vendredi, rue du Vieux-Moulin, à l’épicerie solidaire du Secours populaire de Gravigny (Eure), où les produits les plus chers ne dépassent pas les 2 euros. Isabelle a mis du temps avant de pousser la porte de la petite permanence tenue par Monique et Evelyne. “J’ai toujours fait partie des personnes qui apportaient de l’aide, et pas de ceux qui en avaient besoin”, explique-t-elle.
Titulaire d’une maîtrise de droit, la jeune femme n’avait jamais connu le chômage. Depuis un mois, elle touche l’allocation de solidarité spécifique (ASS) réservée aux chômeurs en fin de droits. Avec 400 euros par mois, le loyer du petit F2 social est encore trop lourd, même une fois déduits les 160 euros touchés au titre de l’allocation logement. Pour l’alimentation, il y a l’épicerie sociale et quelques courses dans un hard discounter.
Fini le shopping, le petit pavillon, l’esthéticienne et le coiffeur de sa vie d’avant. Aujourd’hui, la mise est toujours soignée, mais le pas est devenu plus pesant. A l’agence de Pôle emploi, son conseiller lui a dit de travailler “sur son CV et sa lettre de motivation”, mais les rares retours des employeurs sont négatifs. Elle a pourtant revu ses ambitions professionnelles à la baisse. “Un emploi dans la formation ou même de secrétaire polyvalente”, lui conviendraient, juste pour ne plus “se sentir en survie”.
Marie-Thérèse et Claude, 73 et 79 ans
“On ne peut pas faire la java.” A 79 ans, Claude résume sa situation financière avec humour. Avec Marie-Thérèse, cinquante ans de mariage, “il a calculé toute sa vie, mais maintenant on peut plus joindre les deux bouts”. A eux deux, ils touchent 1 100 euros de retraite, résultat d’une vie de travail commencée à 14 ans comme ouvriers agricoles. Il y a eu ensuite l’usine pour lui et un travail d’employée dans une “maison bourgeoise” pour elle. La propriété était belle, “la patronne” ne déclarait pas son employée mais, qu’importe, pendant quarante ans “ils étaient bien, logés sur place”. Il y a cinq ans, “au décès de Madame, nous avons dû partir”, explique Marie-Thérèse. La mairie leur a trouvé un appartement social, mais “ils tournent en rond là-dedans”, et puis “379 euros, c’est cher”. “Les prix qui augmentent sans cesse”, “un fils au chômage qu’il faut aider”, des dépenses médicales inattendues les ont contraints à s’adresser au Secours populaire. “A chaque fois, on croit qu’on peut tenir le choc et puis…”, soupire Claude.
Chaque vendredi, ils trouvent à la permanence un fond d’épicerie, un peu de chaleur humaine et des propositions de sorties, eux qui n’étaient jamais partis en vacances. Les “papymamie”, comme les appellent les gosses du quartier, sont toujours partants, mais “à condition de payer”, précise Marie-Thérèse. “Jamais de dette, jamais d’acompte à l’usine”, explique Claude avec fierté. L’hiver 2008, quand les 175 euros de chauffage sont arrivés, ils “ne pouvaient pas”. Le Secours leur a avancé l’argent. Ils ont remboursé “rubis sur l’ongle” 40 euros par mois.
David, 27 ans
David ne se sent pas pauvre. “Les pauvres, ce sont les gens qui vivent sous les ponts.” Lui, il est juste dans une “mauvaise passe”. Il y a un an, il a perdu son emploi dans une entreprise de charpente. Il avait eu du mal à trouver ce contrat à durée indéterminée. “Six ans d’intérim à courir les missions”, avant de pouvoir se poser. Avec 1 300 euros mensuels, il s’était pris un studio. “Une petite vie tranquille”, rythmée par quelques sorties, la pêche et ses maquettes d’avion. Juste après les vacances, il a appris qu’il était licencié.
“Depuis, c’est la crise et, même en intérim, je ne trouve rien.” Deux fois par semaine, il appelle les quatre agences du coin. “Pas de diplôme, juste un niveau CAP maçonnerie et pas de permis de conduire, voilà ce que l’on me répond.” Il y a quelques mois, il y a cru. Il est parti en Savoie sur un chantier, avec l’espoir d’être embauché, “mais ça n’a pas marché”. Avec ses 900 euros de chômage, une fois le loyer et les charges payés, il peut remplir chaque semaine un panier du “Secours popu” à 5 euros et faire quelques courses. Mais “pour se payer le permis pêche à 140 euros, il faudra avoir trouvé du boulot”.
Aurélie, 24 ans
Les anniversaires, Noël… A 24 ans, Aurélie a appris à anticiper tous les événements et les dépenses afférentes. Secrétaire médicale à mi-temps à l’hôpital d’Evreux (Eure), son CDD court jusqu’en décembre. Avec ses 600 euros mensuels, elle est obligée elle aussi de fréquenter la permanence de la rue du Vieux-Moulin. “Quand je travaillais à plein-temps, je n’y allais pas, explique-t-elle. Au début de l’année, ma mère a perdu son emploi à cause de la crise. Avec mon salaire et son chômage, nous arrivons à 1 400 euros mais il faut vivre à quatre.” Aurélie a en effet un frère et une soeur plus jeunes. Alors, quand le réfrigérateur a commencé à se vider, “il n’y a pas eu le choix”. Il lui a fallu un mois pour franchir les quelques mètres qui séparent son appartement de la permanence du Secours populaire.
Le Monde
Les catégories défavorisées sont les plus touchées
La crise a accentué la peur de la pauvreté. Selon une enquête conduite, en août, par Ipsos pour le compte du Secours populaire français, auprès de 2 000 Européens issus de quatre pays (France, Royaume-Uni, Espagne et Pologne) et rendue publique, jeudi 24 septembre, 92 % des Français considèrent que la précarité est en hausse. 73 % des Britanniques, 70 % des Espagnols et 62 % des Polonais pensent de même.
L’Hexagone est aussi le pays qui voit l’avenir de façon la moins optimiste. Alors qu’en 2007 45 % des Français redoutaient de connaître une situation de pauvreté, ils sont aujourd’hui 53 %. Pis : 85 % estiment que le risque de pauvreté est plus élevé pour leurs enfants que pour leur propre génération. L’enquête Ipsos révèle aussi une autre tendance. L’inquiétude du déclassement se répand d’abord et avant tout dans les classes moyennes.
Si la peur est générale, la pauvreté touche essentiellement les catégories les moins favorisées, ouvriers, employés et tous ceux qui ont un niveau d’études inférieur au bac. Elle touche néanmoins, dans une moindre mesure, de nouveaux publics, jeunes, salariés pauvres, retraités qui commencent à arriver dans les permanences des associations et dans les centres communaux d’action sociale (CCAS).
Selon une enquête inédite, réalisée entre mai et juin par l’Union nationale des centres communaux d’action sociale (Unccas), 75 % des 667 antennes interrogées font état d’une augmentation des demandes d’aides depuis le dernier trimestre 2008. 36 % des sollicitations portent sur des aides alimentaires et 30 % sur des coups de pouce financiers.
Mais la crise économique a aussi modifié le profil des demandeurs. 19 % d’entre eux sont des personnes jusqu’alors inconnues des services sociaux et 19 % ont un emploi. Ce phénomène est aussi observé par les grandes associations, qui craignent que l’arrivée de ces nouveaux pauvres ne s’accentue dans les prochains mois, avec la montée du chômage.
Le Monde