Il faut être de bonne trempe – et sachez que je m’en admire parfois – pour résister aux oeuvres et aux pompes de la décadence. Pour, chaque jour, écoper son esquif au lieu de laisser l’eau du siècle l’envahir.
Qu’il serait facile, ô Dieu, de hurler avec les loups et de pousser le cri le plus rauque de la meute. On nous accorderait du talent. On louerait nos livres. Le troupeau nous ouvrirait ses rangs et nous embuerait de sa chaleur. Des amitiés nous seraient données. Nous parlerions la langue la plus répandue au lieu de blatérer, perché sur notre roc, notre sabir étrange. Nous serions admiré, fêté, reçu – et même nous gagnerions beaucoup d’argent puisque la bourgeoisie, aujourd’hui achète à prix d’or les crachats dont ses enfants ou ses bâtards la souillent. Ses sens fatigués ont besoin des coups qui la meurtrissent. Encore ! Et encore !
A défaut de pouvoir aimer l’autre et de lui donner part égale du plaisir que nous recevons de lui, vautrons-nous à ses pieds afin qu’il nous fouette et nous frappe. Au fond de l’abjection, au plus bas de l’humiliation, notre cri de douleur, notre spasme étranglé ressemblera peut-être au râle du grand bonheur. Grâce à notre or – symbole de merde selon le bon docteur de la famille Sigmund Freud – nous paierons les prostituées. Elles ne manquent pas. Nous leur achèterons les plus belles bottes et les fouets les plus luisants.
Lorsqu’une société, un peuple, un empire ou une race est près de glisser au tombeau, il est saisi de cette fureur masochiste, de cette haine rongeuse de soi, de ce mépris de son être même. Et il appelle la mort comme si celle-ci possédait le secret de l’ultime volupté. De même le drogué accepte de s’injecter l’overdose qui le foudroiera, et regarde l’aiguille conductrice du philtre de mort s’enfoncer dans la veine.
De même, dans la famille au cercle brisé, le père humilié se met à quatre pattes et n’ose même plus lever son regard vers le fils qui le roue de coups.
Telle est pourtant la situation, en Occident, de nos intellectuels de gauche gauchisants. Ils frappent à perdre souffle mais le Père offre ses reins à la bastonnade. Et il paie ! Décidément, c’est une rude tâche que d’être sadique avec de pareils clients !…”
Jean Cau – ” La Grande prostituée” (1974)
(Merci à Quintus)