« Le travail incessant de l’époque est la rééducation des “ploucs”, le reconditionnement par toutes les salopes dominantes des derniers rétifs issus de la “France moisie”. Qui n’a sans doute été appelée salopement ainsi que parce qu’elle opposait une sorte de résistance informe aux élites, qui en ressentaient un légitime agacement.
“Laissez les rustres en paix !” lançait Gombrowicz en 1958 à des interlocuteurs de gauche scandalisés. “Laissez les gens vivre”, disait-il encore (ce qui finissait logiquement par lui attirer cette remarque : “Vous ne seriez pas fasciste, par hasard ?”).
Laisser les rustres en paix est une chose absolument impossible, que l’élitocrate hystérique n’envisage pas un seul instant. Parce que cela signifierait qu’il pourrait encore subsister, ici ou là, des traces, même très dégénérées, de l’ancienne vie spirituelle, c’est-à-dire aussi — car la vie spirituelle, c’est l’autre nom du jugement — une capacité résiduelle de juger extrêmement dangereuse pour le programme de contrôle et de soumission festifs qui s’étend partout, et qui a pour vocation d’incarner le nouveau maintien de l’ordre.
Les hommes des nouvelles élites n’ont rien à voir avec ce que l’on appelait ainsi autrefois. Ce sont, je l’ai déjà écrit il y a bien longtemps, des matons. Des matons de Panurge. Eventuellement déguisés en mutins de Panurge. Avec des clochettes et un nez rouge. Et qui veillent à la mutation du reste de l’espèce, c’est-à-dire des “ploucs”, qu’ils espèrent transformer au plus vite en mutés de Panurge.
Cette besogne se poursuit sans relâche dans tous les domaines, et le but est d’obtenir que le “plouc” n’ait plus une seule idée à soi, ni d’autres désirs que ceux qui ont été sélectionnés par les nouvelles élites mondialisées.
Il n’est pas question de laisser le rustre en paix parce que cela signifierait que pourraient encore perdurer, dans des coins obscurs, d’inquiétantes radicalités, des singularités, des antagonismes, peut-être des souverainetés, et même des pensées magistrales.
De tout cela il subsiste des traces, bien sûr, même quelquefois de beaux vestiges, mais ils sont cernés de toutes parts, on les travaille de toutes les manières, par toutes les techniques et tous les procédés.
Quand la détestable cinéaste Coline Serreau, par exemple, déclare fièrement que tous ses films sans exception “parlent du patriarcat et de sa destruction, seule évolution possible pour l’humanité, dans le sens où ce système détruit toute l’humanité”, on est là face au maton de Panurge en train de bêler sa peur et sa haine, et on peut en déduire que ce fameux patriarcat mythique constitue désormais l’une de ces radicalités, l’une de ces inquiétantes singularités, l’un de ces antagonismes lumineux et résiduels que les cagots criminels de l’élitocratie redoutent si fort, et qu’il a, contrairement à ce que croit la cinéaste susnommée, tout l’avenir devant lui en tant que facteur d’échec potentiel par rapport au programme d’asservissement des matons de Panurge.
Ce qui ne signifie pas qu’il gagnera, au contraire ; mais, sous une forme ou une autre, à divers moments, et de manière imprévisible, il grippera la machine, il en fera surgir les ridicules, il la poussera à s’énerver et à se contredire, peut-être même à se dévorer elle-même. »
Philippe Muray, Festivus festivus, “Ces bourreaux barbouilleurs de lois”, Septembre 2001, Fayard, 2005 – (via… Spoon ?)