« Ta patrie est là où tu réussis. » Ce dicton libanais illustre parfaitement l’épopée de quelques grandes familles libanaises installées en Afrique depuis trois générations. Considérés comme de « nouveaux riches » aux sympathies marquées pour le Hezbollah, les « Libanais-Africains» très majoritairement chiites et issus du sud du pays, ne sont pas toujours les bienvenus.
Médecine, commerce, ingénierie, immobilier, informatique, industrie agroalimentaire, restauration, banque : avec les années, l’éventail de leurs activités économiques couvre maintenant tout le spectre des métiers possibles. L’image d’Épinal du Libanais-petit-commerçant debout dans son échoppe, entre un comptoir et un mur tapissé de rouleaux d’étoffes ou de médicaments, a jauni. Aujourd’hui, c’est un cliché réducteur oubliant qu’au Sénégal une famille libanaise a bâti un fleuron de l’industrie, la Biscuiterie Wehbe, créée en 1946 ; que les Libanais en Angola sont en grande partie des ingénieurs ; qu’en Côte d’Ivoire ils sont crédités de 60 % du parc immobilier, 80 % des activités de distribution, 50 % de l’industrie, 70 % du conditionnement et de l’imprimerie ; qu’en Guinée ils ont créé la plupart des entreprises informatiques…
Le trésor des Libanais-Africains est aussi convoité qu’il est opaque. La déliquescence de l’administration fiscale nationale, la fluidité du système bancaire, les innombrables tuyaux du circuit de blanchiment de l’ancienne « Suisse du Moyen-Orient » contribuent à cette opacité. Selon une étude de l’université américaine de Beyrouth, les Libanais de la diaspora auraient rapatrié, en 2008, quelque 4,5 milliards de dollars, dont près de 1 milliard en provenance d’Afrique.
Depuis que le Hezbollah est devenu un acteur majeur de la scène politique et que l’Iran a engagé un bras de fer avec Israël et l’Occident sur le dossier nucléaire, l’argent chiite est sous surveillance, au moins au niveau international. L’enquête menée depuis septembre par la justice libanaise sur Salah Ezzedine, un homme d’affaires réputé proche du Hezbollah, risque également de lever un coin sur l’opacité du « trésor africain ». Présenté par la presse comme le « Madoff libanais », il proposait des placements rémunérés à 40 %. Il devrait entraîner dans sa chute quelques-uns des rouages financiers de la diaspora. Les Libanais d’Afrique en sont conscients ; leur générosité confessionnelle suscite bien des convoitises dans le mikado politique libanais.
Jusqu’à la fin de la guerre civile qui a embrasé le Liban de 1975 à 1990, les Libanais qui débarquent en Afrique fuient quelque chose. D’abord, le joug ottoman. Ce sont les premières vagues d’émigration, qui s’étalent de la fin du XIXe siècle au début des années 1920. Chrétiens maronites pour la plupart, ces aventuriers ne sont guère nombreux en Afrique de l’Ouest : en 1913, on compte 1 000 Libanais en Afrique-Occidentale française (AOF). Puis viennent le mandat français (1920-1943) et le mythe de l’eldorado : le sol sec et rocailleux des régions méridionales du Liban paraissant bien avare à côté des terres africaines colonisées par la puissance mandataire, des paysans du Sud s’embarquent sur des paquebots pour Dakar, Abidjan et, dans une moindre mesure, l’Afrique centrale.
D’autres prennent le chemin des colonies britanniques : le Nigeria, la Gambie, la Sierra Leone. Ils sont encouragés par des colonisateurs ravis de peupler leurs empires d’immigrés réputés travailleurs et adaptables. La présence des Libanais dans les « colonies » prend de l’ampleur : en 1936, ils seraient 4 500 en AOF. Si les arrivées continuent (en 1960, ils seraient 17 000 en AOF), la troisième vague proprement dite est provoquée par la guerre du Liban. Fuyant la conscription et l’occupation israélienne, des habitants du Sud, musulmans chiites pour la plupart, vont rejoindre en masse leurs cousins d’Afrique dont le poids économique s’est progressivement alourdi.
Au final, les estimations sont de 200 000 à 300 000 Libanais aujourd’hui sur le continent (sur une diaspora à travers le monde de 4 millions de personnes). Le plus gros contingent serait en Côte d’Ivoire, avec 60 000 personnes. Puis 25 000 au Sénégal, 6 000 en RD Congo, 5 000 au Gabon… Mais ces chiffres sont sujets à caution. Intègrent-ils les binationaux ? Consulats et ambassades se montrent incapables – ou réticents – de livrer des données sur le nombre des ressortissants ainsi que des départs et des arrivées. La preuve que les Libanais en Afrique ne sont plus aujourd’hui des étrangers de passage.
Paradoxalement, si la plupart des Libanais se disent sénégalais, guinéens, nigérians, les Africains ne les voient pas comme des compatriotes. Ils continuent à les isoler dans des clichés qui font d’eux des étrangers. « Leur comportement avec les ouvriers, mais c’est incroyable, ils les maltraitent, c’est le mot ! » s’énerve Peter, journaliste à Lagos. Bas salaires, conditions de travail inhumaines, insultes : les patrons libanais seraient des monstres traitant les Africains de “abid” (« esclaves »)… La rareté des mariages mixtes n’arrange rien . Jeune Afrique 1 et JA 2
(Merci à Erwinn)