Article de Marion Van Renterghem paru dans le Monde du 11 novembre 2005 sous le titre “Christine C., vingt-huit ans de Courneuve”. Il n’y a plus de source disponible en ligne
En face de chez elle, le parking presque vide est encore couvert de cendres et les arbres vaguement calcinés. Mercredi 2 novembre, 17 voitures ont brûlé sous les fenêtres de Christine. En juin, tout à côté, le petit Sidi-Ahmed, 11 ans, a été tué d’une balle perdue au pied de la gigantesque barre “Balzac”. Et Christine en a marre.
Au cœur de la cité des 4 000, son petit appartement propret tranche avec le hall déglingué et le paysage sale et lugubre de “Balzac”. Des grappes de copains zonent au bas de l’immeuble. Quelqu’un s’amuse à des allers-retours sur un scooter apparemment privé de pot d’échappement. Christine ferme tranquillement la fenêtre. “Il me saoule, celui-là.”
Elle est une de ces passantes que vous avez croisées sans les voir. Une petite dame élégante aux yeux très bleus, la quarantaine passée, qui camoufle bien sa lassitude de la vie et limite ses sorties au minimum nécessaire. Une personne sans signe particulier, si ce n’est qu’elle en a bavé un peu plus que la moyenne. “C’est dur à expliquer, vingt-huit ans de Courneuve”, dit-elle, le regard perdu vers la fenêtre.
Cela fait belle lurette qu’elle a passé son bizutage à la cité. Une bande qui avait établi son territoire en bas de chez elle la provoquait verbalement chaque fois qu’elle entrait chez elle. “C’était des petits mots, des insultes. A un moment, ça bouffe la vie. Ici, le droit à la tranquillité se paie cher.” Un jour, n’y tenant plus, elle est allée chercher son mari. “A nous deux, on s’en est bien tirés. Il fallait ça pour qu’ils me laissent tranquille.”
En vingt-huit ans de Courneuve, Christine a beaucoup appris. “A regarder mieux les gens, à en aimer certains, à se méfier des autres.” A Paris, son père l’avait mise à l’usine à 16 ans, afin qu’elle aide la famille à finir les fins de mois. Elle s’est mise à fuguer, a rencontré son ex-mari, s’est retrouvée enceinte.
Des relations les ont conduits à La Courneuve. “Ma plus grande erreur. Quand on met les pieds ici, on ne peut plus en partir.” Elle y a été caissière, femme de ménage, nounou, distributrice de prospectus, repasseuse. Elle y a élevé ses cinq enfants, deux filles et trois garçons, aujourd’hui âgés de 19 à 28 ans. Qu’elle tient d’une main de fer.
“Les banlieues explosent et personne ne se pose la vraie question : “Où sont les parents ?” Les gosses qui traînent dans la rue dès 6 ans, déjà ça devrait être sanctionné à la base. C’est facile d’accuser la société, le chômage, les profs : il faudrait d’abord rééduquer les parents.”
Christine ne vote plus. Elle n’aime pas la droite, n’a “rien de capitaliste”, comme elle dit, mais pourrait se retrouver à l’extrême droite. Parce qu’elle en a assez, dit-elle, de ne parler à personne, de croiser des femmes voilées qui ne la regardent pas, de devoir accepter que les femmes restent à leur place et ne se mélangent pas, de ne pas trouver un bout de viande correcte, d’entendre le Coran à fond sur des cassettes, d’être regardée d’un drôle d’air si elle fume pendant le ramadan. “C’est un tas de petits trucs qui vous font craquer.” Avant, elle allait boire le thé chez sa voisine algérienne, l’autre voisin était français, tout le monde s’entendait bien. “Maintenant, je me sens carrément isolée, je suis une toute petite minorité. C’est difficile de devenir une minorité chez soi, vous savez.”
Christine croyait au socialisme, elle n’a pas supporté les années Mitterrand, qui l’ont laissée parquée dans une cité de non-droit. Elle en veut à SOS-Racisme, qui a contribué à créer, dit-elle, un statut de victimes pour les minorités, provoquant un repli communautaire qu’elle n’avait pas connu avant. “Mes copains se sont toujours appelés Mohammed ou Toufic. Mes copines sont algériennes ou sénégalaises. Je me démène pour des amis sans-papiers qui mériteraient tellement de vivre ici. Je suis catholique, mon compagnon est juif, les amis de mes enfants, musulmans. Ce qui est nouveau, c’est que les Français d’origine étrangère se replient sur leur origine, ne se sentent plus français. Et moi, Française, je me sens mal.”
Un autre souci est apparu dans la vie de Christine. Malgré l’autorité dont elle se prévaut sur ses enfants, son fils de 25 ans s’est converti à l’islam. Rappeur reconnu dans la cité, il cherchait une voie spirituelle et, tout d’un coup, le 24 décembre 2004, il l’a solennellement annoncé à sa famille. “Je le vis très mal, ça me rend malade. Il y a tellement de femmes qui meurent pour leur liberté et voilà qu’il me reproche de ne pas être voilée, il fait la morale à ses frères parce qu’ils boivent de l’alcool, il me dit que je suis le diable, il s’est mis dans la tête de me convertir. C’est très violent.”
L’imam du voisinage a voulu la rassurer : “Ce n’est pas l’islam, ça, c’est une possession !” Il ne l’a pas rassurée pour autant. “Depuis le 11-Septembre, j’ai l’impression que la conversion à l’islam agit comme une traînée de poudre.” Au moins, reconnaît-elle, il est “tellement dans la religion” qu’il ne brûle pas les voitures.
Dans cette histoire de banlieue embrasée, il y a quelque chose que Christine ne comprend pas : qu’on trouve des excuses aux casseurs. “C’est un truc de fou. Il y a des gens qui sont expulsés de chez eux par familles entières, des sans-papiers qui dorment dehors, eux méritent d’être plaints. Mais pas ceux des cités qui ont un appartement avec chauffage, des écoles, tout ce qu’on a eu, nous. Ce n’est pas parce qu’on est au chômage qu’on doit jeter les poubelles par les fenêtres et tout détruire.”
La solution, dit-elle encore, ce n’est pas de “passer le Kärcher”, mais de “remélanger les gens”. Remélanger ? “Faire venir des gens de Paris, nous sortir de ce ghetto. Même mes fils sont d’une autre culture que moi. Pour eux, être français, ça ne veut rien dire. Ils n’ont plus de nationalité, ils s’identifient de manière vague à une religion, celle qui est majoritaire. Ils observent les gestes de l’islam, une façon musulmane d’être et de parler, ils sont fiers d’appartenir à la majorité. Ils ne veulent pas être français, ils ne veulent pas s’intégrer dans la société, ils voudraient être blacks et beurs comme tout le monde, mais ils ne se comportent pas comme des musulmans. Tant de choses incohérentes.”
L’autre jour, Christine a fait ” un grand voyage” : elle est allée à un mariage, à Massy (Essonne), et à Paris. “C’était une épreuve. C’est un autre truc de La Courneuve. On fait toujours la même promenade au centre commercial, comme des automates. On se recroqueville ici par confort. On a peur de partir tout en en mourant d’envie, et dès qu’on franchit le périphérique on n’a qu’une envie : revenir.”