La révélation par le Guardian des dissensions croissantes que provoquent à l’intérieur de l’agence la surévaluation des réserves pétrolières et la dissimulation de la proximité du pic pétrolier a retenu l’attention d’un lecteur très informé, en la personne de Colin Campbell, un expert du secteur, qui fut avec le français Jean Laherrère, l’un des premiers à prendre conscience de la réalité du pic.
Dans une adresse au Guardian, Campbell retrace les étapes des travaux qui l’ont amené à ses conclusions, et il indique que dès 1998, il avait été contacté par une équipe de l’AIE et leur avait communiqué les données issues de l’industrie pétrolière dont il disposait, bien plus fiables que les chiffres publiés par les gouvernements. Cette même année, l’AIE mentionnait dans son rapport annuel une source d’approvisionnement nommée de manière fort sibylline pétrole « non conventionnel, non identifié », représentant pas moins de 20% de la consommation mondiale en 2020.
Il s’agissait en fait d’un message codé, nous dit Campbell, indiquant, pour qui savait lire, que cette ressource inconnue et encore à découvrir risquait fort de ne jamais se matérialiser. Devant les vagues provoquées par cette information, pourtant passée presque inaperçue, l’AIE a fait marche arrière dès l’année suivante, en choisissant de renommer cette source d’approvisionnement fantôme en pétrole « conventionnel non-OPEP », sans fournir la moindre justification.
Par Colin Campbell, adresse à l’attention du rédacteur en chef du Guardian, novembre 2009
Cher Monsieur,
J’ai été très impressionné de voir l’importance que vous avez accordé dans votre numéro du 10 novembre au traitement du rôle de l’Agence Internationale de l’Energie dans l’évaluation du niveau d’épuisement des réserves pétrolières. C’est l’un des plus importants problèmes auxquels est confronté le monde contemporain, étant donné l’actuelle dépendance énergétique à un pétrole bon marché.
Je peux vous fournir quelques informations supplémentaires sur le sujet, provenant de ma propre expérience. J’ai d’abord pris connaissance de la question en 1969 à Chicago, lorsque je faisais partie d’une équipe chargée de procéder à une étude mondiale pour Amoco (qui fait désormais partie de BP). Plus tard, alors que je dirigeais la compagnie Fina en Norvège, j’ai demandé à l’entreprise de mener une recherche sur le sujet, en collaboration avec les autorités norvégiennes. Nous avons alors utilisé les données publiques sur les réserves, car je n’avais pas réalisé à quel point elles étaient peu fiables.
Les résultats ont été publiés sous le titre « The Golden Century of Oil, 1950-2050 » (Kluwer Academic). Ce document a suscité l’intérêt de Petroconsultants, une société basée à Genève, qui maintenait pour les compagnies pétrolières internationales une base de données fiable sur les activités du secteur dans le monde entier, incluant également la taille des découvertes et les statistiques de forage. Cette société m’a demandé de refaire l’étude, mais cette fois en utilisant leur base de données décrivant la quasi-totalité des champs pétroliers dans le monde. J’ai été rejoint dans ce projet par Jean Laherrère, ancien directeur de l’exploration de la compagnie pétrolière française TOTAL, qui avait mis au point diverses techniques d’analyse. Les résultats de l’étude ont été vendus à raison de 50 000 dollars l’exemplaire, mais elle a ensuite été retirée de la circulation sous la pression d’une société pétrolière américaine qu’il vaut mieux ne pas nommer. Cependant, Petroconsultants a ensuite co-édité un ouvrage que j’ai écrit, « The Coming Oil Crisis » (Multi-Science), qui en résumait les résultats, et elle a également donné son accord pour que Laherrère et moi-même écrivions un article pour le journal Scientific American : The End of Cheap Pétrole (Mars 1998).
L’AIE a acheté ce livre et m’a contacté, envoyant un analyste qui a passé une semaine à étudier les données. Il était évident que l’équipe au sein de l’AIE qui travaillait sur ce sujet était entièrement convaincue et en saisissait toute l’importance.
Ils ont ensuite rédigé un rapport pour les ministres du G8, réunis à Moscou (International Energy Agency, 1998, World Energy Prospects to 2020, Report to G8 Energy Ministers, www.iea.org/g8/world/oilsup.htm, 31 mars). Le texte était assez insipide, mais il contenait un tableau très important, indiquant que la demande de pétrole devrait dépasser l’offre en 2010, en l’absence d’une source identifiée comme [pétrole] non-conventionnel non identifié, dont la production augmentait jusqu’à atteindre 20% des besoins mondiaux d’ici à 2020. Ayant réussi à passer le test des ministres du G8, l’équipe de l’AIE a ensuite été en mesure de l’inclure dans l’édition 1998 du Wold Energy Outlook (WEO).
En fait, ce « non-conventionnel non-identifié » était un message codé indiquant l’apparition d’une pénurie. Je l’ai expliqué à un journaliste qui a pris contact avec une personne à l’AIE qui s’est réjouie que cet important message codé soit révélé. Mais lorsque son ouvrage a été publié (Fleming, D., 1999, Le prochain choc pétrolier ? Prospect April), l’AIE a évidemment eu de sérieux problèmes avec ses commanditaires au sein des gouvernements de l’OCDE, et dans l’édition suivante du WEO, le « non-conventionnel non-identifié » s’est transformé en « conventionnel non-OPEP », sans plus de commentaire ni d’explication.
La fonction première de l’AIE consistait à surveiller les stocks stratégiques de l’OCDE, qui étaient perçus comme un moyen de défense contre toute exigence excessive de l’OPEP. L’AIE estimait donc que son rôle était de protéger les intérêts des consommateurs, et elle avait toutes les raisons de minimiser toute référence à un épuisement des réserves et aux limites que la nature impose, car cela aurait eu pour effet indirect de renforcer le pouvoir de l’OPEP.
La société Petroconsultants a ensuite été acquise par IHS aux États-Unis, et la relation particulière qu’elle entretenait avec les compagnies pétrolières internationales a disparu, de telle sorte que la qualité de sa base de données s’est détériorée. Par ailleurs, cette société peut également subir la pression des intérêts commerciaux et des principaux pays de l’OPEP.
Il vaut la peine de s’attarder brièvement sur les publications des réserves pétrolières déclarées. Il n’y a pas de difficulté technique particulière dans l’évaluation de la taille d’un champ pétrolier au début de son existence, bien qu’il persiste naturellement une certaine plage d’incertitude. La publication des chiffres de ces réserves subit cependant deux distorsions importantes.
Premièrement, les compagnies pétrolières sont soumises à des règles strictes par la bourse de New York, qui sont conçues pour empêcher une exagération frauduleuse des réserves. De ce fait, il était logique que les compagnies fassent état du minimum nécessaire pour des raisons financières, puis revoient à la hausse leurs estimations au fil du temps, donnant une image réconfortante, mais trompeuse, d’une croissance régulière.
Deuxièmement, les pays de l’OPEP se sont retrouvés en compétition pour les quotas dans les années 1980, lorsque les cours étaient bas. Les contingents de production étaient basés sur les réserves déclarées, ce qui a incité le Koweït à les augmenter de 50% du jour au lendemain en 1985, bien que rien n’ait changé dans la situation de ses champs pétroliers. Il pourrait en fait avoir commencé alors à publier le total découvert, et non pas les réserves restantes. Les autres pays de l’OPEP ont ensuite réagi en procédant à des hausses injustifiées afin de protéger leur quota (cf. tableau ci-contre). Imaginer que les nouvelles découvertes d’Abou Dhabi puissent correspondre exactement à sa production et laissent inchangé le niveau de réserve est évidemment absurde.
Malgré ces difficultés, il est possible de produire une évaluation raisonnable de la situation de départ à partir des données historiques de Petroconsultants, qui sont fiables. Le graphique [ci-dessus] indique quelle est mon estimation à l’heure actuelle.
Pour résumer, le pétrole conventionnel classique a atteint un sommet en 2005. Le déficit a été comblé par un pétrole couteux, provenant principalement de gisements en eau profonde et de l’exploitation des sables bitumineux canadiens, ce qui a provoqué une hausse des cours. Cette tendance a été identifiée par des négociants avisés qui ont commencé à acheter des contrats sur le marché à terme, tandis que l’industrie pétrolière a maintenu des niveaux élevés de stock, puis les a regardés s’apprécier, sans avoir le moindre effort à fournir. La hausse des prix a également dirigé un flot de pétrodollars vers le Moyen-Orient, où il coûte environ 10 dollars pour produire un baril. Ces excédents de revenus ont ensuite été partiellement redirigés vers les établissements financiers occidentaux, contribuant ainsi à l’instabilité. La flambée des prix a atteint des niveaux extrêmes à la mi-2008, à près de 150 dollars le baril, ce qui a incité les négociants à commencer à vendre à découvert sur le marché à terme, et pour l’industrie pétrolière, à commencer à vider ses stocks avant qu’ils ne perdent de la valeur. Ces prix élevés ont dans le même temps déclenché une récession économique qui a freiné la demande, provoquant une chute des prix qui sont retournés aux niveaux de 2005 avant de remonter à environ 70 dollars aujourd’hui.
Il est plus difficile d’évaluer les pétroles non conventionnels, qui incluent les sables bitumineux et le pétrole lourd, le pétrole en eau profonde, celui des régions polaires et les liquides à base de gaz naturel, mais le graphe ci-dessus suggère que le pic dans toutes les catégories a été atteint en 2008. Le débat fait rage quant à la date du pic toutes ressources confondues, mais il rate le point fondamental qui est la perspective d’un long déclin après ce pic.
Étant donné le rôle central du pétrole dans l’économie moderne, le pic de production s’annonce comme un tournant d’ampleur historique. Il semble que les banques aient prêté plus que ce qu’elles n’avaient en dépôt, convaincues que la croissance économique de demain représentait une garantie pour la dette d’aujourd’hui, sans comprendre que la croissance a été alimentée par l’énergie fournie par un pétrole bon marché. Les gouvernements impriment aujourd’hui encore plus d’argent, en vertu des principes keynésiens, dans l’espoir de rétablir la prospérité passée, et le succès pourrait être de courte durée. Mais cela pourrait stimuler la demande de pétrole qui dépasserait bientôt à nouveau les limites de l’offre, conduisant à un nouveau choc sur les cours, entrainant une dépression économique pouvant être pire encore.
De fait, les 28 milliards de barils extraits chaque année sont utilisés par une population mondiale de 6,7 milliards de personnes, mais en 2050 l’offre sera tombée à un niveau capable d’approvisionner moins de la moitié de ce chiffre, avec le mode de vie actuel.
On peut faire beaucoup pour réduire le gaspillage et développer les énergies renouvelables. Le charbon et l’énergie nucléaire peuvent également faciliter la transition même si, eux aussi, sont sujets à l’épuisement. Les défis sont si grands qu’il est clair que les gouvernements doivent agir de toute urgence pour se préparer à ce qui se profile. Dans le même temps, se posent les défis du changement climatique qui sont dans une certaine mesure liés à l’approvisionnement pétrolier.
Il est possible que nous assistions aujourd’hui à une forme de réveil, et les gouvernements de l’OCDE pourraient alors avoir besoin d’une justification au nom de laquelle seraient introduites de nouvelles politiques nationales. Ce qui, à son tour, pourrait permettre à l’AIE de proposer une évaluation plus réaliste de la véritable situation. Les médias ont aussi un rôle important à jouer en alertant l’opinion publique sur ce qui se déroule. Cela souligne la valeur de l’article que vous avez publié, et cela doit être porté à votre crédit.
Publication originale en anglais : ASPO, traduction ContreInfo