C’est l’histoire d’un homme qui boit, de plus en plus. Jusqu’au jour où il a tellement bu qu’il passe par la fenêtre du troisième étage. Côtes cassées, multiples fractures, nombreux hématomes. En état de choc, l’homme est emmené d’urgence à l’hôpital. Les médecins le prennent en charge. Examens, radios, opération chirurgicale. Mais douze heures plus tard, l’homme se sent bien. Il veut sortir, rentrer chez lui, reprendre sa vie comme avant. Ce scénario est évidemment impossible. Mais l’homme peut y croire. Car pour apaiser sa douleur, les médecins lui ont injecté des doses massives de morphine, le plus puissant des analgésiques.
En économie, c’est exactement la même chose. C’est l’histoire d’un monde qui s’endette, de plus en plus. Les hommes, les entreprises et même les banques s’y sont mis, poussés par des taux d’intérêt trop bas et l’imagination délirante de financiers mal surveillés. En France et aux États-Unis par exemple, les particuliers ont doublé leur encours de crédit en moins de dix ans. Le monde s’est tellement endetté qu’il est passé par la fenêtre. Il est d’abord tombé du cinquième au quatrième étage, de mars à septembre 2007, avec les premiers défauts de banques et de fonds de placement. Puis il a chuté du quatrième jusqu’au rez-de-chaussée à l’automne 2008.
Marchés financiers cassés, multiples banques éventrées, nombreuses entreprises asphyxiées. Dans la foulée, la production et les échanges s’effondrent. L’économie est prise en charge par le politique. Montée au créneau de Nicolas Sarkozy et ses pairs, interventions des banques centrales, convocation du G20. Mais un an plus tard, l’économie se sent bien. L’activité repart comme avant ou plutôt comme après les récessions de 1993 et 2001. Ce scénario est évidemment impossible. Mais nous pouvons y croire. Car pour apaiser la douleur, les gouvernants ont injecté des doses massives de morphine…
A l’échelle mondiale, les plans de relance dépassent 3.000 milliards de dollars. En France, l’État dépensera l’an prochain moitié plus qu’il n’engrange. Et les plans de garantie des banques engagent les États sur l’équivalent de 30 % du PIB, des deux côtés de l’Atlantique.
La morphine, en économie, c’est l’argent frais. Elle est venue par deux immenses seringues. D’abord, la seringue monétaire, avec des taux d’intérêt ramenés pratiquement à zéro et des interventions « non conventionnelles » comme le rachat par les banques centrales de titres financiers pour voler au secours des banques. Ensuite, la seringue budgétaire, avec des impulsions d’une ampleur sans précédent en temps de paix venues s’ajouter à l’effet des « stabilisateurs automatiques » (pendant la crise, les impôts rentrent moins bien et les dépenses sociales montent, ce qui soutient l’activité).
Au regard des colossaux moyens déployés, la reprise est extraordinairement molle.
En Amérique, l’activité aura reculé de 2 % cette année malgré un déficit public qui dépassera… 12 % du PIB. En Europe, la chute est deux fois plus forte avec un déficit moitié moindre. La croissance reviendra en 2010, mais elle restera faible avec des déficits encore importants. Pas étonnant que la bataille fasse rage chez les économistes sur le « multiplicateur budgétaire ». Dans la vulgate keynésienne, une dépense budgétaire supplémentaire de 1 entraîne une production supplémentaire supérieure de 1,2, voire 1,5 ou 2. Le « multiplicateur » dépassant 1, la dépense publique est justifiée car elle engendre plus qu’elle ne coûte. Mais des estimations récentes débouchent sur un multiplicateur sensiblement inférieur à 1, pour toute une série de raisons (hausse des importations plus que de la production nationale, accroissement de l’épargne par crainte d’un relèvement des impôts, difficulté des entreprises à lever des fonds sur des marchés accaparés par les emprunts d’Etat…).
Encore plus ennuyeux : il faut bien arrêter la morphine un jour. Et c’est compliqué. Car le malade développe une accoutumance – d’autant plus forte, expliquent les médecins, que la première dose a été élevée. C’est toute la problématique des « exit strategies », les stratégies de sortie de crise. La Banque centrale européenne a dit début novembre qu’elle allait cesser de prêter de l’argent à un an à guichet ouvert. Sa consoeur américaine, elle, avait annoncé un peu plus tôt qu’elle cessait d’acheter des obligations du Trésor, après en avoir acquis pour plus de 300 milliards de dollars. Les gouvernants expliquent comment ils comptent redresser les finances publiques (sauf en France, où nous sommes drogués depuis trop longtemps). Mais l’exemple du plus grand morphinomane de l’histoire, le Japon, montre combien il est difficile d’arrêter. En vingt ans, sa dette publique a triplé, passant de 65 % à 200 % du PIB. La seule tentative sérieuse de redresser la situation, la hausse de TVA de 2 % en 1997, a mis l’économie au tapis. Et ses taux d’intérêt sont au voisinage de zéro. Une hausse marquée détruirait les banques, car leur bilan y est très sensible. Elles font en effet beaucoup d’argent en achetant des obligations d’État avec de l’argent emprunté sur le marché monétaire – ce que font leurs consœurs occidentales depuis un an. Au Japon comme ailleurs, l’économie ira vraiment bien quand elle aura arrêté de se piquer. Les Échos