Dans la Nouvelle Revue d’Histoire de novembre 2008, Dominique Venner retraçait l’évolution du sentiment national européen. Il souligne en particulier la transition d’un sentiment incarné, lié à l’enracinement et à la figure du Roi, à une idéologie de détestation, conséquence des abstractions utopistes de la Révolution.( La NRH parait tous les deux mois. Un concentré d’intelligence).
A l’été 1914, depuis sa résidence au Maroc, apprenant le déclenchement de la guerre entre Européens, le futur maréchal Lyautey s’écrira : “Quelle folie ! C’est un suicide !” Le vieux soldat n’était ni un pacifiste ni un internationaliste, mais il était profondément européen par ses racines et ses sentiments. Lorrain d’ancienne souche, il se sentait des liens féodaux et dynastiques forts avec les Habsbourg qui avaient jadis reçu sa province en apanage. Tout autant, il se sentait français, même s’il ne portait pas la République dans son cœur. Pour avoir servi durant toute sa carrière en Afrique, en Asie ou à Madagascar, il avait une perception forte de l’identité européenne qu’il voyait menacée de mort par le conflit naissant.
Aujourd’hui encore, tout le monde ne jouit pas d’une telle lucidité. Sans doute peut-on trouver des justifications aux commémorations rituelles de certains épisodes des guerres civiles européennes: hommage aux fusillés du bois de Boulogne, lecture de la lettre d’un jeune communiste fusillé après des attentats, pèlerinage sur tel haut lieu de la Résistance, visite médiatisée dans un village victime de représailles comme il y en eut tant de part et d’autre au cours de ce conflit barbare. Mais, plutôt que de rouvrir à plaisir les plaies de la rancœur, ne serait-il pas pertinent de célébrer plutôt ce qui rapproche, par exemple ces reines de France, mères de nos rois, venues d’Italie, de Castille, d’Aragon, d’Angleterre, du Saint Empire germanique et même de la Russie kiévienne ? Y a-t-il meilleur exemple de la grande famille héréditaire et spirituelle que constitue l’Europe ?
En son temps, la Révolution française balaya cela, mettant même à mort la dernière reine de France, la pathétique Marie-Antoinette, après avoir tenté de dresser contre elle de façon ignoble son enfant, le petit Dauphin, que l’on fit mourir comme un pourceau. Il est vrai que la France de ce temps-là était devenue la patrie de la Raison, de la Liberté et d’une nouvelle passion appelée nationalisme.
Entre 1789 et 1793, la table rase révolutionnaire avait balayé la poésie du Trône, l’attachement traditionnel à la patrie, au pays natal, aux coutumes ancestrales, aux gens qui vous ressemblent. Pour mobiliser les foules en 1792, une fois la guerre déclarée aux “tyrans”, il n’avait pas suffi de remplacer l’ancien amour du Roi par celui, plus abstrait, de la Nation. À l’ancienne piété pour la patrie charnelle, les révolutionnaires substituèrent la haine des “aristocrates” et des étrangers. Le nationalisme de détestation parvint ainsi à fédérer ce qui surnageait des anciennes fidélités, que la démocratisation de la société – c’est-à-dire son atomisation individualiste – avait détruites. Mais, du fait même de cette destruction, le sentiment national n’allait pas de soi. Pour l’éveiller, on usa du mode négatif, en désignant un ennemi absolu, en exhortant à une lutte à mort dont témoignent les paroles de La Marseillaise (“qu’un sang impur abreuve nos sillons”). Il fallut fonder en raison l’idée, par exemple, que la France était d’une nature essentiellement différente de l’Allemagne, que la première était l’incarnation du droit, de la liberté, de la civilisation, alors que l’autre était le siège de la barbarie.
Cette substitution se révéla efficace pour enflammer les masses composées d’individus ayant perdu leurs anciennes fidélités. Si efficace qu’elle a été, par la suite, adoptée en Europe et retournée contre la Révolution. Ainsi est né au XIXe siècle un nationalisme haineux, instrument d’union des masses déracinées.
Après 1870, partout en Europe, le nationalisme d’origine révolutionnaire avait ainsi contaminé les esprits, même ceux qui, à l’exemple de Charles Maurras, étaient les adversaires déclarés des principes de 1789.
De Paris à Berlin et jusqu’à Saint-Pétersbourg, le nationalisme de détestation s’était substitué à l’ancien patriotisme charnel, au sentiment intérieur et fort de l’identité. Sentiment qui faisait encore dire à Voltaire en 1751 que l’Europe formait une sorte de grande République partagée en plusieurs États, mais tous ayant les mêmes principes, inconnus dans les autres parties du monde.
Dominique VENNER