Les marchés du carbone constituent depuis les années 1990 la réponse majeure de politique internationale pour résoudre la crise climatique. Leur conception est un produit de la rhétorique néolibérale, alors à son acmé, ardemment défendue par les États-Unis lors des négociations devant aboutir au protocole de Kyoto en 1997, que ces derniers n’ont finalement pas ratifié.
Depuis les années 2000, l’essentiel de l’énergie de l’Union européenne s’est déployée pour la mise en place du premier marché du carbone en 2005. L’Union est aujourd’hui le plus ferme défenseur de cette politique, alors que le marché européen du carbone est un exemple de la volatilité et de l’instabilité du prix du carbone et de son incapacité à réguler la crise climatique.
Ces marchés ont vu leur taille doubler chaque année entre 2005 et 2008. Même s’ils ne sont pas comparables par leur taille, approximativement équivalente à 100 milliards de dollars, aux marchés financiers déjà en place, il sont promis à connaître des volumes voisins des dérivés de crédit dans une dizaine d’années selon James Kanter du New York Times (06-07-2007).
Au bonheur des fonds spéculatifs
La « finance carbone », surtout après les déboires de l’immobilier, a rapidement attiré les fonds spéculatifs, les traders du secteur de l’énergie (comme EDF trading, Shell trading, Rhodia Energy…), des entreprises industrielles comme Arcelor-Mittal et les grandes banques d’investissement, Citigroup, Goldman Sachs, Crédit suisse, BNP-Paribas, Merrill Lynch, autant d’institutions désormais connues du grand public pour leur prudence financière et leur souci du bien commun !
Car le marché du carbone n’est pas un simple commerce de droits et crédits d’émission échangés entre entreprises pour satisfaire à leurs obligations. Ces titres sont en effet détenus aussi par d’autres acteurs, dont le but est de spéculer sur leur valeur. Ainsi un marché secondaire s’est rapidement développé, avec des spécialistes de la spéculation qui élaborent des produits financiers complexes, à partir des savants modèles de produits dérivés qui ont déjà fait la preuve de leur dangerosité, avec le risque d’une bulle financière.
Les contrats sur des « émissions évitées, » qui circulent déjà sur les marchés à terme, portent des risques importants de ne pas être réalisés. Alors que la crise climatique exige une transformation rapide des modèles de production et de consommation les plus polluants, elle se trouve ainsi entre les mains d’opérateurs qui en ont fait une nouvelle opportunité pour s’enrichir.
Le marché des quotas d’émission (ou encore droits à polluer) est très singulier, car s’y échange un titre émis par les États, les droits d’émission. Une fois ces droits en circulation, le marché détermine leur distribution finale et leur prix. Mais l’échange de ces droits suppose une unité commune, c’est la tonne équivalent carbone : un quota d’émission égale toujours une tonne d’équivalent carbone émise, quelle que soit son origine. De cette réduction, découlent des conséquences écologiques et sociales alarmantes.
Un étalon unique
Cet étalon unique est construit sur des règles de réduction entre les différents gaz à effet de serre, ramenés à un « équivalent carbone », alors que ces derniers contribuent différemment au réchauffement global, et qu’ils devraient avoir des traitements différenciés. C’est le cas du méthane, largement oublié, alors que des techniques assez simples et bon marché pourraient permettre de le récupérer, notamment dans les pays du Sud. Par ailleurs, les solutions comme les agrocarburants, le nucléaire, le stockage du carbone, qui à court terme peuvent certes faire baisser les émissions, représentent potentiellement des catastrophes écologiques et sociales futures.
De même, en posant comme équivalents une tonne de carbone émise et un quota obtenu n’importe où et n’importe comment, la déforestation de la forêt primaire peut être considérée comme équivalente, en termes de tonnes équivalent carbone, à son remplacement par une plantation nouvelle à croissance rapide, la biodiversité et les droits des peuples indigènes n’entrant pas dans l’unité de compte.
Et puisque toutes les réductions sont ainsi équivalentes, il est logique de rechercher celles au moindre coût, par le dit « mécanisme de développement propre » et par la compensation carbone qui autorisent les entreprises des pays industriels à gagner des droits d’émission en investissant dans les pays du Sud et en s’exonérant des réductions domestiques. Ainsi, le passage à des systèmes de production et de consommation soutenables, se trouvent retardé d’autant dans les pays les plus pollueurs. Une tonne d’équivalent carbone évitée en Éthiopie aura la même « valeur » qu’une réduction d’une tonne en Europe ou aux États-Unis !
Le climat devient une abstraction
Le choix du développement mondial du marché du carbone, avec son unité de compte en tonne équivalent carbone, fait du climat une pure abstraction, déliée des conditions sociales, historiques et technologiques de son équilibre. Le silence actuel sur ces mécanismes écologiquement inefficaces et économiquement dangereux, inventés dans les années 1990 en pleine euphorie financière pour poursuivre les logiques de croissance infinie, est inquiétant.
Il se renforce d’un silence gêné porté par des « entrepreneurs du bien » selon l’expression de Gunter Anders, qui, face à la déroute, s’inscrivent dans le « c’est tout de même mieux que rien. » Une forme de « l’empire du moindre mal » (Jean Claude Michea). Ce silence demande à être levé si nous ne voulons pas nous réveiller douloureusement.