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Par Daniel Gross
Si les grandes sociétés et les milliardaires n’hésitent plus aujourd’hui à ne plus rembourser leurs crédits, pourquoi les simples particuliers devraient-ils le faire ?

Les taux d’intérêt sont à la hausse aux Etats-Unis. Ils ont atteint en moyenne 5,14% à la fin de l’année dernière, pour les crédits immobiliers à 30 ans des emprunteurs considérés comme de bons risques par les établissements prêteurs. Sur les crédits immobiliers à 15 ans, le taux est maintenant de 4,54%.
Ces hausses des taux de crédit signifient qu’en dépit des efforts de la Réserve fédérale américaine, le remboursement de leur prêt va devenir plus difficile pour de nombreux Américains. D’autant plus que le chômage maintenant touche 10% de la population active Et si les Américains s’arrêtaient tous de rembourser leurs crédits, à l’image des milliardaires et des grandes entreprises qui soudain décident de ne plus remplir leurs engagements par pur calcul ?

Le phénomène des défauts de paiement dits stratégiques – des débiteurs qui pourraient continuer de rembourser leurs emprunts immobiliers, mais décident de ne plus acquitter leurs obligations – est en augmentation rapide aux Etats-Unis. Selon le Wall Street Journal, ces défauts de paiement stratégiques dépasseront sans doute le nombre d’un million en 2009. Certains en viennent à s’inquiéter pour l’avenir même du capitalisme.


George Brenkert, professeur en éthique des affaires de l’université de Georgetown, a déclaré au quotidien que les emprunteurs qui peuvent se permettre de rester à jour de leurs paiements sont moralement tenus de le faire, et que si les Américains venaient à s’imaginer qu’ils peuvent tout simplement se dégager de leurs obligations, les conséquences seraient désastreuses.
John Courson, PDG de la Mortgage Bankers Association, s’interroge sur «le message qu’ils enverront à leur famille, à leurs enfants et à leurs amis.»
La blogueuse Megan McArdle exprime quant à elle son mépris pour ceux qui choisissent de s’adonner à la consommation de biens et de services, plutôt que de rester à jour de leurs remboursements immobiliers.
Hum, est-ce qu’aucun d’entre eux a déjà ouvert le Wall Street Journal ? Les défauts de paiement stratégiques sont une caractéristique américaine et là, je ne parle pas des emprunteurs de la classe moyenne, à court d’argent, qui préfèrent partir en vacances plutôt que de rester à jour de leurs remboursements. Les entreprises aux poches bien garnies, les milliardaires et les institutions parfaitement solvables, passent leur temps à manquer à leurs engagements.
Morgan Stanley, par exemple, est une société gigantesque. Au deuxième trimestre, son capital total se montait à 213,2 milliards de dollars. Elle a sans conteste la capacité nécessaire pour honorer les obligations contractées par ses nombreuses unités opérationnelles. Pourtant, au début du mois, Morgan Stanley a déclaré qu’elle allait abandonner cinq immeubles de bureaux de San Francisco à des créanciers, plutôt que de payer les dettes qui couraient sur ces immeubles.
Pourquoi ? Eh bien Morgan Stanley a bêtement payé le prix fort pour ces locaux en 2007, quand les prix étaient vraiment élevés. Les cours se sont effondrés et les locataires sont durs à trouver. «Il ne s’agit pas d’une cessation de paiement ou d’une situation de saisie» a expliqué Alyson Barne, son porte-parole, à Bloomberg News. «Nous allons leur donner ces propriétés pour nous dégager des obligations de remboursement des emprunts.» Si ça, ce n’est pas du défaut de paiement stratégique!
Ce phénomène ne se limite pas à l’immobilier. Selon l’agence de notation Standard & Poor’s, au 18 décembre, 262 entreprises ont fait défaut sur le remboursement d’obligations qu’elles avaient vendues au public, soit deux fois le total de 2008. Il s’agit «du nombre de défauts de paiement le plus élevé depuis le début de notre série en 1981.»
Comme les emprunts hypothécaires, les obligations de sociétés sont des arrangements légaux, dans lesquels les parties – dans ce cas, des entreprises, des sociétés en nom collectif, ou encore des sociétés à responsabilité limitée – s’engagent à procéder à des remboursements. Il arrive que les entreprises n’honorent pas ces obligations, parce qu’elles n’ont plus d’argent et ont déposé leur bilan (cf. Lehman Brothers).
Mais parfois, elles ne le font pas parce qu’elles ne veulent pas payer. Les investisseurs et les dirigeants, qui ont dépensé des centaines de millions de dollars en joujoux, avions, immeubles pour leur siège et rémunérations en tous genres, semblent tout bonnement incapables d’ouvrir le tiroir-caisse pour rester à jour des remboursements de leurs dettes.
KKR est le plus ancien des fonds d’investissement. Il gère environ 55 milliards de dollars. Ses fondateurs sont multimilliardaires. Mais quand le constructeur de portes canadien Masonite, l’une des sociétés du portefeuille de KKR, s’est retrouvée dans l’incapacité d’éponger ses 2 milliards de dettes, ses partenaires l’ont laissé ne pas s’acquitter d’un remboursement de ses intérêts et ont décidé de se mettre sous la protection de la loi sur les faillites, dit chapitre 11.
Certes, dans ce cas la dette incombait à Masonite, pas à KKR. Mais les entreprises dont les modèles économiques reposent sur l’emprunt constant de grosses sommes d’argent devraient, en théorie, faire tout leur possible pour éviter les cessations de paiement.
Prenez le gestionnaire du parc d’attraction Six Flags, qui a déposé son bilan sous le même chapitre 11, parce qu’il allait être incapable d’honorer un paiement d’intérêts de 300 millions de dollars. L’entreprise n’avait pas les ressources suffisantes. Mais ses plus gros actionnaires, eux, les avaient.
Bill Gates détenait environ 11% des actions, par le biais d’instruments de placement. Daniel Snyder, propriétaire de Redskins et prodige du marketing, qui a pris le contrôle de la société en 2005 et mis en place sa propre équipe de management, en possédait 6%.
Snyder aurait pu vendre Redskins, ou puiser dans sa fortune personnelle, pour rester à jour des remboursements de Six Flags. Il a choisi de ne pas le faire. Et la plupart des analystes et des investisseurs estiment que c’était la meilleure décision.
Il arrive que des investisseurs et des managers se lancent dans des démarches pleines d’héroïsme et d’abnégation, pour éviter la faillite et payer leurs dettes. Mais souvent, non. Ils refusent de jeter du bon argent dans de mauvaises affaires. Ils se rendent compte que certains investissements ont été si mal conçus, qu’il n’y a aucune chance de les voir marcher sur le long terme. Et le système ne leur en veut pas pour autant.
Il ne fait aucun doute que des particuliers se mettent en situation de défaut de paiement stratégique. Ce qui est surprenant, en fait, est qu’ils soient si peu nombreux à le faire, étant donné les conditions du marché.
Un article de Brent White, professeur de droit à l’université d’Arizona, suggère que ce sont les valeurs bourgeoises qui empêchent les gens de se dégager de leurs mauvais emprunts immobiliers. La plupart des particuliers coulés par leurs emprunts continuent de payer leurs traites «à cause de deux forces émotionnelles : 1) la volonté d’éviter la honte et le sentiment de culpabilité provoqués par la saisie, et 2) une inquiétude exagérée provoquée par la perception des conséquences d’une saisie.» En outre, note-t-il, les normes sociales poussent les individus «à ignorer les normes du marché et du droit selon lesquelles la cessation de paiement stratégique est non seulement une option viable, mais également la plus sage décision financière à prendre.»
Naturellement, ce genre de cas de conscience ne tracasse pas les chefs d’entreprises et les financiers. Croyez-vous que l’investisseur milliardaire Sam Zell a ressenti une quelconque culpabilité, quand son rachat du [groupe de presse] Tribune, qui avait 12,9 milliards de dollars de dettes, s’est terminé par une faillite en décembre dernier ?
Au lieu de nous inquiéter à l’idée que les Américains puissent emboîter le pas à de modestes propriétaires prenant la difficile décision d’être en cessation de paiement, nous devrions peut-être nous faire du souci à la perspective de voir les Américains de la classe moyenne s’inspirer des milliardaires et des 500 plus grandes entreprises du pays, qui prennent en toute lucidité la décision de ne plus honorer leurs dettes.
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Daniel Gross est chroniqueur économique pour Slate et Newsweek. Son dernier ouvrage, Dumb Money : How Our Greatest Financial Minds Bankrupted the Nation vient de paraître sous forme d’e-book.
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