Extrait consacré à la définition de la Nation française, de l’article ” Franc, France, Français” du Dictionnaire Philosophique de Voltaire.
De la nation française.
Lorsque les Francs s’établirent dans le pays des premiers welches, que les Romains appelaient Gallia, la nation se trouva composée des anciens Celtes ou Gaulois subjugués par César, des familles romaines qui s’y étaient établies, des Germains qui y avaient déjà fait des émigrations, et enfin des Francs qui se rendirent maîtres du pays sous leur chef Clovis[…] On ne connut guère le nom de Français que vers le xe siècle. Le fond de la nation est de familles gauloises, et les traces du caractère des anciens Gaulois ont toujours subsisté[…] En effet, chaque peuple a son caractère comme chaque homme; et ce caractère général est formé de toutes les ressemblances que la nature et l’habitude ont mises entre les habitants d’un même pays, au milieu des variétés qui les distinguent. Ainsi le caractère, le génie, l’esprit français, résultent de ce que les différentes provinces de ce royaume ont entre elles de semblable[…] Le climat et le sol impriment évidemment aux hommes, comme aux animaux et aux plantes, des marques qui ne changent point. Celles qui dépendent du gouvernement, de la religion, de l’éducation, s’altèrent. C’est là le noeud qui explique comment les peuples ont perdu une partie de leur ancien caractère, et ont conservé l’autre[…] Le fond du Français est tel aujourd’hui que César a peint le Gaulois, prompt à se résoudre, ardent à combattre, impétueux dans l’attaque, se rebutant aisément. César, Agathias, et d’autres, disent que de tous les barbares le Gaulois était le plus poli. Il est encore, dans le temps le plus civilisé, le modèle de la politesse de ses voisins, quoiqu’il montre de temps en temps des restes de sa légèreté, de sa pétulance et de sa barbarie[…]
Comment expliquer encore par quels degrés ce peuple a passé des fureurs qui le caractérisèrent du temps du roi Jean, de Charles VI, de Charles IX, de Henri III, de Henri IV même, à cette douce facilité de moeurs que l’Europe chérit en lui? C’est que les orages du gouvernement et ceux de la religion poussèrent la vivacité des esprits aux emportements de la faction et du fanatisme, et que cette même vivacité, qui subsistera toujours, n’a aujourd’hui pour objet que les agréments de la société. Le Parisien est impétueux dans ses plaisirs, comme il le fut autrefois dans ses fureurs. Le fond du caractère, qu’il tient du climat, est toujours le même[…] Le gouvernement des Français fut d’abord celui de tous les peuples du Nord: tout se réglait dans les assemblées générales de la nation; les rois étaient les chefs de ces assemblées; et ce fut presque la seule administration des Français dans les deux premières races, jusqu’à Charles le Simple.
Lorsque la monarchie fut démembrée, dans la décadence de la race carlovingienne; lorsque le royaume d’Arles s’éleva, et que les provinces furent occupées par des vassaux peu dépendants de la couronne, le nom de Français fut plus restreint; sous Hugues-Capet, Robert, Henri, et Philippe, on n’appela Français que les peuples en deçà de la Loire. On vit alors une grande diversité dans les moeurs, comme dans les lois des provinces demeurées à la couronne de France. Les seigneurs particuliers, qui s’étaient rendus les maîtres de ces provinces, introduisirent de nouvelles coutumes dans leurs nouveaux États. Un Breton, un flamand, ont aujourd’hui quelque conformité, malgré la différence de leur caractère, qu’ils tiennent du sol et du climat; mais alors ils n’avaient entre eux presque rien de semblable[…] Ce n’est guère que depuis François Ier que l’on vit quelque uniformité dans les moeurs et dans les usages. La cour ne commença que dans ce temps à servir de modèle aux provinces réunies: mais, en général, l’impétuosité dans la guerre et le peu de discipline furent toujours le caractère dominant de la nation[…] La galanterie et la politesse commencèrent à distinguer les Français sous François Ier. Les moeurs devinrent atroces depuis la mort de François II. Cependant, au milieu de ces horreurs, il y avait toujours à la cour une politesse que les Allemands et les Anglais s’efforçaient d’imiter. On était déjà jaloux des Français dans le reste de l’Europe, en cherchant à leur ressembler. Un personnage d’une comédie de Shakspeare dit qu’à toute force on peut être poli, sans avoir été à la cour de France[…] Quoique la nation ait été taxée de légèreté par César et par tous les peuples voisins, cependant ce royaume, si longtemps démembré, et si souvent près de succomber, s’est réuni et soutenu principalement par la sagesse des négociations, l’adresse et 1a patience, mais surtout par la division de l’Allemagne et de l’Angleterre. La Bretagne n’a été réunie au royaume que par un mariage; la Bourgogne, par droit de mouvance, et par l’habileté de Louis XI; le Dauphiné, par une donation qui fut le fruit de la politique, le comté de Toulouse, par un accord soutenu d’une armée; la Provence, par de l’argent. Un traité de paix a donné l’Alsace; un autre traité a donné la Lorraine. Les Anglais ont été chassés de France autrefois, malgré les victoires les plus signalées, parce que les rois de France ont su temporiser et profiter de toutes les occasions favorables. Tout cela prouve que si la jeunesse française est légère, les hommes d’un âge mûr qui la gouvernent ont toujours été très sages.
(merci à Robert)