Par Jean Quatremer
Jour après jour, il apparaît de plus en plus clair que des banques et des fonds spéculatifs américains jouent l’éclatement de la zone euro : d’abord la Grèce avant le Portugal, l’Espagne, etc.
Pas par idéologie, mais pour empocher un maximum de bénéfices, à l’image d’un George Soros qui, en 1992-93, a eu la peau de la lire italienne et de la livre britannique et a failli avoir celle du franc français… Devenu immensément riche, le banquier américain prêche désormais la moralisation du capitalisme.
Le problème est qu’il ne sert plus à rien d’expliquer que la faillite de la Grèce est totalement improbable. Les marchés sont entrés dans une zone où la rationalité n’est plus de mise. Les rumeurs les plus folles circulent, les banques calculent déjà leurs pertes en cas de défaut de la Grèce, la panique s’étend d’heure en heure, alimentée par des déclarations boutefeu, telle celle du gérant obligataire américain, Pimco, qui recommande « de se tenir à l’écart de la zone euro »…
Résultat : l’euro et les bourses plongent et la Grèce et ses citoyens payent le prix fort.
Preuve que l’on est dans l’irrationnel le plus total : l’écart de taux d’intérêt (« spread ») entre la Grèce et l’Allemagne, la signature la plus sûre de l’Union, sur les emprunts à deux ans, a atteint 550 points de base, et 370 sur les emprunts à dix ans, du jamais vu ! Les marchés exigent désormais d’Athènes des taux d’intérêt deux fois supérieurs à la moyenne des pays émergents…
De même, le taux des CDS sur la Grèce s’envolent. De quoi s’agit-il ? Il faut savoir que le marché des « credit default swaps », c’est-à-dire l’assurance qu’un prêteur contracte, pour se prémunir contre un défaut d’un État à qui il a prêté de l’argent, s’est autonomisé : on peut acheter et vendre des CDS sans acheter le titre d’emprunt qui va avec et, en fonction de la demande et de l’offre, le taux d’intérêt appliqué au CDS varie à la hausse ou à la baisse.
Ce taux permet de savoir si le marché pense qu’un État va faire défaut. Or, vendredi, le CDS grec était à 428 points de base, un niveau là aussi sans précédent, alors que celui du Liban n’était qu’à 255, celui de l’Égypte, à 263 ou celui du Maroc à 113, des économies dont la solidité n’est plus à démonter… Plus inquiétant, le spread sur les emprunts et les CDS portugais et espagnol suivent aussi une pente ascendante.
Que se passe-t-il réellement ?
Selon des informations fiables que j’ai obtenu vendredi, émanant à la fois d’autorités de marché et de banques, une grande banque d’investissement américaine (qui a bénéficié du plan de sauvetage des banques US) et deux très importants hedge funds seraient derrière les attaques contre la Grèce, le Portugal et l’Espagne.
Leur but ? Gagner un maximum d’argent en créant une panique qui leur permet d’exiger de la Grèce des taux d’intérêt de plus en plus élevés tout en spéculant sur le marché des CDS, un marché non régulé et totalement opaque, afin là aussi de les vendre plus cher qu’ils ne les ont achetés.
Pourquoi ne pas citer les noms ? Tout simplement parce qu’il s’agit d’un faisceau de présomptions qu’un tribunal risque de juger insuffisant en cas de procès. Et comme le dit un opérateur de marché : « on ne joue pas avec ces gens là ».
D’après mes informations, les deux hedge funds qui tiennent l’essentiel du marché grec des CDS ont été furieux de n’avoir reçu que 2 % du dernier emprunt grec (lancé le 25 janvier, pour une durée de 5 ans, il a recueilli 25 milliards d’euros de demande, pour 8 milliards finalement levés).
Comme ils ont acquis beaucoup de CDS, il leur fallait, pour garantir leurs gains (en cas de chute des taux desdits CDS), mettre, en face, du papier, c’est-à-dire des emprunts d’État (ce qu’on perd sur un CDS, on le gagne ainsi sur l’emprunt et réciproquement). Car ils ont un gros problème : pour l’instant, ils ne peuvent pas vendre ces CDS, sinon ils feraient eux-mêmes baisser les cours.
Pour montrer leur force de frappe, et faire grimper encore les CDS, ils attaquent donc la Grèce en créant de la panique: « les CDS, c’est un puits sans fond : avec 200 millions de dollars, vous jouez comme si vous aviez un milliard de dollars », explique un analyste de marché.
Même jeu pour la banque d’investissement américaine qui espère, à terme, pouvoir prêter directement de l’argent à une Grèce devenue incapable d’emprunter sur les marchés. Une fois le pays à genoux, elle ira voir le gouvernement pour lui proposer un prêt à un taux évidemment prohibitif…
Afin d’accroître la panique, ces hedges funds et la banque d’investissement américaine se sont mis à vendre à tour de bras de l’euro, suivis par des investisseurs tétanisés. Si l’euro baisse, n’est-ce pas parce que la zone euro va éclater ? Ce qui justifie que l’on exige des taux d’intérêt toujours plus hauts de la Grèce, du Portugal et de l’Espagne…
Hier, la monnaie unique a presque atteint 1,36 dollar : en moins de quinze jours, il a perdu dix cents, quinze cents depuis deux mois. Une glissade qui ne correspond à rien, mais qui, effet collatéral, donne de l’air à l’économie européenne : plus l’euro baisse, plus les produits made in eurozone deviennent attractifs. « Une très bonne nouvelle dans ce marasme », ironise un analyste.
Face à une telle attaque, l’Union européenne ne peut plus rester l’arme au pied. Elle doit essayer de calmer les marchés en leur faisant comprendre qu’ils sont victimes de spéculateurs et qu’ils risquent de perdre beaucoup en les suivant. Si le message est entendu, nos deux hedge funds et la banque américaine « vont se retrouver en culotte », affirme un opérateur de marché…
Jean-Claude Trichet, le président de la Banque centrale européenne, a ironisé, jeudi, sur les inquiétudes des investisseurs : « savez-vous que le FMI s’attend à un déficit budgétaire de 6 % du PIB en 2010 pour les seize pays de la zone euro ? D’autres grandes nations industrielles, le Japon comme les États-Unis, sont à plus de 10 % ». Un langage que l’on n’avait pas l’habitude d’entendre.
Il devient aussi nécessaire que l’Union affirme sa solidarité sans faille avec les pays attaqués. L’heure n’est plus au rappel du traité de Maastricht qui interdit que l’on vienne au secours d’un État membre de la zone euro. Si les investisseurs ont la garantie absolue que la Grèce ne coulera pas, le calme reviendra.
L’Allemagne, jusqu’ici très réticente à affirmer cette solidarité, commence à comprendre que l’euro est désormais en danger : jeudi, Angela Merkel, la chancelière allemande, a estimé, à Paris, qu’il fallait mettre en place « un gouvernement économique des Vingt-sept ». Berlin et Paris feront donc des propositions communes lors du sommet du 11 février.
Enfin, il faut aller plus loin dans la régulation : Michel Barnier, le futur commissaire européen au marché intérieur, m’a confirmé hier qu’il avait l’intention de proposer une directive « sur les marchés des produits dérivés (dont les CDS), dont 80 % échappe à tout contrôle alors qu’ils représentent plus de 600 000 milliards de dollars dans le monde. Il faut inverser cette proportion ».
Les marchés ont une nouvelle fait la preuve qu’ils ne comprennent qu’un langage : celui du pouvoir, brutal de préférence.
Coulisses de Bruxelles (blog Libération)
(Merci à Erwinn)