Contrairement aux idées reçues, les restructurations n’améliorent ni la productivité, ni la rentabilité, ni le cours en Bourse des sociétés.
Alors que l’économie sort à peine de la récession, les Américains continuent d’en voir de toutes les couleurs sur le marché du travail le plus dégradé qu’ils aient connu depuis vingt-cinq ans. On compte actuellement 14,8 millions de sans-emploi, sans compter les chômeurs découragés (qui ont renoncé à chercher du travail) et les travailleurs à temps partiel imposé, soit 9,4 millions d’Américains “sous-employés”. Si, avec le début de reprise, les lettres de licenciement sont un peu moins nombreuses, la pénurie d’emplois reste la preuve la plus visible (et la plus gênante du point de vue politique) que, pour une grande partie de la population, quoi qu’en disent les indicateurs économiques, la Grande Récession n’est pas terminée.
Les entreprises ont toujours réduit leurs effectifs lors des ralentissements économiques, mais, au cours des vingt dernières années, les plans sociaux sont devenus une composante de plus en plus banale de la vie au travail, en temps de disette comme d’abondance. Car, de nos jours, on licencie même lorsque les bénéfices sont en hausse. Il est des circonstances dans lesquelles les entreprises doivent licencier pour survivre. Dans un secteur en voie de disparition ou de contraction, cela peut permettre de s’ajuster à un marché plus réduit, comme c’est le cas aujourd’hui dans la presse. Mais la plupart des dégraissages effectués au cours de cette récession ne sont pas le résultat de l’échec d’un modèle d’entreprise : ces sociétés licencient pour maintenir leurs bénéfices, pas pour assurer leur survie.
Au cours des dix dernières années, le dégraissage est devenu le plus beau produit d’exportation américain dans le monde.
Or licencier ne paie pas. Et pour cause ! Dans Responsible Restructuring [La restructuration responsable, éd. Berrett-Koehler, 2002, non traduit en français], Wayne Cascio, professeur à l’université du Colorado, liste les coûts directs et indirects des licenciements : indemnités de départ, frais de reclassement, augmentation des cotisations à l’assurance-chômage, frais d’embauche lorsque l’activité reprend, démoralisation et refus de la prise de risque chez les salariés restants, risques de procès, de sabotages, voire de violences sur le lieu de travail de la part de salariés mécontents en poste ou renvoyés, perte de la mémoire et du savoir de l’entreprise, perte de confiance dans l’encadrement, baisse de la productivité.
Divers mythes se sont enracinés pour justifier le goût immodéré des dirigeants pour le plan social, mais ils n’ont pas grand-chose à voir avec la réalité. Ainsi, contrairement à une opinion répandue, les sociétés annonçant des licenciements ne voient pas grimper leur cours en Bourse – ni dans l’immédiat ni à long terme. Les licenciements n’augmentent pas non plus la productivité de l’entreprise. Autre mythe : licencier doperait les bénéfices. Selon une étude effectuée sur 122 sociétés, les restructurations font en fait baisser la rentabilité, surtout dans les secteurs reposant largement sur la recherche-développement et dans les entreprises enregistrant une progression de leur chiffre d’affaires.
A titre d’exemple: la compagnie aérienne à bas coût Southwest Airlines qui n’a jamais procédé en 40 ans d’existence à un seul licenciement économique et qui fût la seule compagnie américaine au lendemain du 11 septembre 2001 à ne pas tomber dans le piège du dégraissage massif, il s’avère aujourd’hui que la compagnie est numéro un pour les vols intérieurs aux États-Unis et affiche une capitalisation boursière plus élevée que toutes ses concurrentes locales réunies, son directeur des ressources humaines déclare même : “les hommes sont notre principal actif, pourquoi voudrions-nous nous débarrasser d’eux ?”
Selon la même étude de l’AMA, 88 % des entreprises ayant licencié ont constaté une baisse du moral au sein de leurs équipes, ce qui a un coût immédiat et à long terme. Chaque fois qu’une société témoigne du peu de valeur qu’elle accorde à ses collaborateurs, cela se traduit, d’après les consultants en ressources humaines, par une démotivation des salariés, qui ne font plus confiance à leur encadrement. Certains cadres comparent le licenciement à une amputation : il faut parfois couper un membre pour sauver le reste du corps. La métaphore est particulièrement peu pertinente. Les licenciements sont plutôt des saignées qui affaiblissent l’organisme tout entier. Car un cercle vicieux se met généralement en place.
Au-delà des seules entreprises qui licencient, cette généralisation des plans sociaux peut se répercuter sur l’ensemble de l’économie – un phénomène fort bien décrit par John Maynard Keynes [1883-1946]. Tous ceux qui perdent leur emploi perdent aussi leur revenu et dépensent moins. Quant à ceux qui sont épargnés, ils risquent également de réduire leurs dépenses, car ils craignent le chômage. Or, lorsque la demande globale recule, l’activité économique en fait autant. Et, lorsque l’activité diminue, les entreprises licencient plus encore, et ainsi de suite. C’est pourquoi les pays où il est plus difficile de licencier – comme la France – ont comparativement mieux résisté à la crise économique mondiale. Les travailleurs ne craignent pas de perdre leur poste et ne sont pas tentés de diminuer autant leurs dépenses.
En dépit de tous les travaux indiquant que les licenciements sont néfastes pour les entreprises, partout, ces dernières continuent d’y recourir. Pourquoi ? La réponse tient notamment à l’immense pression (exercée par les pairs, les médias, les analystes) qui pousse les patrons à suivre le troupeau quoi qu’il en coûte. Quand l’éditeur de logiciels SAS Institute envisagea, il y a une dizaine d’années, de s’introduire en Bourse, on lui conseilla de faire comme ses concurrents : payer ses commerciaux à la commission, offrir des stock-options à ses cadres dirigeants et réduire les généreux avantages qui faisaient alors de SAS le “meilleur endroit où travailler”, selon le classement annuel du magazine Fortune (finalement, SAS renonça à son projet). Voilà comment certaines pratiques de gestion se propagent comme une mauvaise grippe, d’une entreprise à l’autre.