Début 2009, le Japon a « blacklisté » des élèves endettés afin de les forcer à honorer leur prêt étudiant. Yasushi fait partie de ces 200 000 jeunes japonais fichés par les pouvoirs publics.
Yasushi Kurihara, 31 ans, prépare un doctorat en sciences politiques à Waseda, prestigieuse université privée de Tokyo. Il vit à Saitama, en banlieue, chez ses parents. Son père, 65 ans, de condition modeste, travaille à la mairie de Tokyo. Il va prendre sa retraite cette année, ce qui inquiète Yasushi, car les revenus de la famille vont diminuer. Sa mère, 60 ans, est femme au foyer et occupe des emplois à temps partiel dans des supermarchés.
Yasushi est lecteur à Musashi Gakuin. A l’instar d’un tiers des enseignants de cette université, son contrat est à durée déterminée et son statut est celui de « salarié non-régulier. » Ses six heures mensuelles d’enseignement lui rapportent 200 000 yens par an (1 600 euros). La période est de plus en plus concurrentielle : il ne peut obtenir plus d’heures et il n’est d’ailleurs pas assuré de garder son poste l’an prochain.
A Waseda, les frais de scolarité en doctorat s’élèvent à 1 million de yens par an (8 000 euros). Les autres dépenses annuelles de Yasushi sont de l’ordre de 500 000 yens. Actuellement, Yasushi est couvert par l’assurance sociale de son père : en tant que salarié non-régulier, il ne peut bénéficier d’une protection sociale spécifique.
Banque et immobilier : la liste noire fuite en dehors de la fac
Pour son seul master et sa préparation au doctorat, les frais de scolarité cumulés de Yasushi s’élèvent à 6,5 millions de yens (52 000 euros). Au total, il est actuellement redevable d’une dette de 10 millions de yens (80 000 euros) pour le financement de ses études.
Au delà de trois mois de retard de paiement, l’étudiant mauvais payeur est, depuis le début de l’année dernière, fiché sur une liste comportant toutes les informations individuelles disponibles à son sujet, communiquée aux 1 500 principales institutions financières du pays.
Cette liste sert de référence aux banques pour refuser aux personnes qui y figurent l’attribution d’outils de paiement comme les cartes bancaires. Elle a aussi pour conséquence de bloquer l’accès de ces étudiants à la location d’un logement, nombre de propriétaires ayant recours à des agences immobilières qui ne manquent pas de prendre leurs précautions à la signature des contrats.
184 millions d’euros de prêts étudiants non honorés
Sur les 3 millions d’étudiants inscrits au Japon, 1,2 million (contre 500 000 en 1998) a accès à un dispositif officiellement qualifié de « bourses. » En pratique, c’est un système de prêts, sans ou avec intérêts, qui est prévu afin d’aider les étudiants à couvrir leur dette.
Les prêts avec intérêts entrent dans ce que les pouvoirs publics qualifient de « Plan espoir pour le XXIe siècle » : un espoir au taux de 3%. Entre 1998 et 2009, la part des prêts gratuits est passée de 75% à 30% du montant total des prêts accordés.
Parmi les étudiants « boursiers, » 200 000 ne peuvent honorer leur dette. La fragilisation de la situation de l’emploi, y compris pour les salariés réguliers, tend à accroître le nombre d’étudiants non-solvables.
Depuis 1945, la Japan student service organization (Jasso), qui gère ce système, accuse un montant cumulé de prêts non honorés de l’ordre de 230 milliards de yens (184 millions d’euros), soit 20% du montant total des prêts accordés.
Selon la Jasso, les raisons les plus couramment invoquées par les débiteurs sont :
* la faiblesse des revenus,
* le remboursement d’un autre emprunt,
* l’absence d’emploi,
* l’endettement des parents,
* les problèmes de santé.
Avant 2009, les pouvoirs publics avaient recours à deux dispositifs :
1. Le recours juridique, plutôt utilisé de manière symbolique. On compte chaque année quatre à cinq procès seulement, la médiatisation de ces procès nuisant à la démarche.
2. Plus subtil, discret et de plus en plus usité : mandater des sociétés privées de recouvrement de crédit qui détiennent savoir-faire et maîtrise des techniques de communication et de pression. Ces sociétés approchent les débiteurs par la voie de lettres et de relances téléphoniques, et s’adressent à leur famille avec des argumentaires moralisateurs afin de les inciter à exercer leur tutelle.
Le système universitaire japonais est « devenu fou »
Depuis la création de ce blacklisting, un groupe d’étudiants de l’université de Kyoto a initié un mouvement anti-liste noire, « Black list no kai », qui a donné naissance à la création d’un groupe homonyme à Tokyo à l’automne 2009, composé d’une trentaine de personnes.
Ils ne sont pas à proprement parler « membres » d’une organisation, considérant que cela reviendrait à valider le principe de la liste noire dont ils contestent la légitimité. Leur principal moyen d’action consiste à communiquer et organiser des conférences soit dans l’université, avec le soutien de certains professeurs, soit dans l’espace public, afin de faire connaître cette situation à l’ensemble de la société.
La coalition contre la liste noire pose trois types de revendications :
* Les étudiants sont dans l’incapacité financière de rembourser les sommes réclamées, cette situation s’aggravant avec le ralentissement économique actuel.
* Le système universitaire est « devenu fou ». Alors que les revenus d’une part croissante de la population stagnent, voire baissent, les frais de scolarité universitaire ont doublé depuis 1990, et il faut désormais compter un budget moyen de 7 millions à 10 millions de yens (56 000 à 80 000 euros) de la première année au doctorat. Dans le même temps, les frais exigés dans le public ont tendance à s’aligner sur ceux du privé.
* L’accès gratuit à l’université. Ce dont les étudiants et les familles ont besoin, c’est d’un véritable système de bourses. Le Japon est, après les États-Unis, l’un des pays de l’OCDE où la part des dépenses publiques dans les dépenses totales pour l’éducation supérieure est la plus faible : 40 % contre près de 80 % en moyenne pour les pays de l’OCDE.
La coalition anti-liste noire est soutenue par le syndicat de la Jasso, des syndicats de travailleurs non-réguliers (« freeters », temporaires et temps partiel) et par les députés communistes.
Le Parti démocrate du Japon, actuellement au pouvoir, avait inscrit dans son programme électoral la nécessité de faire face au problème du financement des études supérieures, mais une fois la victoire remportée, les pressions exercées sur les étudiants et leurs familles ont repris de plus belle. Pour l’instant, seule la gratuité du secondaire est à l’agenda du cabinet Hatoyama.
Toutefois, si elle considère que des coopérations sont possibles, la coalition anti-liste noire est soucieuse de son indépendance vis-à-vis des partis politiques. Elle se veut porteuse d’un projet de société plus large qui prend sa source à la fois dans l’histoire de la pensée anarchiste japonaise, notamment chez Ôsugi Sakae (1885-1923), dans le mouvement italien Autonomia des années 1970, et dans l’observation attentive des mouvements étudiants contemporains aussi bien en France, qu’aux États-Unis ou en Corée.
« Il faut payer les étudiants »
Pour Yasushi Kurihara, les frais de scolarité exorbitants et l’exploitation des enseignants à temps partiel dans les universités relèvent de la même problématique : celle de la marchandisation des savoirs, produits par des enseignants et consommés par des étudiants. Dans cette logique les « meilleures » universités, évaluées sur la base de critères marchands, sont amenées à exiger des frais de plus en plus élevés.
Or, selon la coalition anti-liste noire, les enseignants ne sont pas les « producteurs » exclusifs du savoir : les étudiants acculés à payer sont eux aussi des « travailleurs » du savoir qui participent pleinement à sa création, sans être rémunérés.
Dans le capitalisme cognitif, la plupart des métiers reposent désormais, dans leur pratique, sur les savoirs, la communication, les relations ou les émotions. Toutefois, les systèmes de rémunération ne sont pas adaptés à la reconnaissance de ces valeurs.
L’attribution d’une bourse ne devrait donc être rien d’autre qu’un revenu sans condition, permettant à tous d’aller à l’université pour y co-produire les savoirs : « Il faut payer les étudiants. » En tant que lieu fondamental où s’opère une alliance entre éducation et travail, et par où passe la moitié de la population, l’université constitue une heuristique pour l’ensemble de la société.
En ce sens, Yasushi Kurihara invoque une nécessaire « universitarisation » de la société, où le revenu d’existence peut constituer un des outils de développement de l’autonomie, non seulement pour les étudiants, mais aussi pour l’ensemble du précariat.