Les quatre cinquièmes des revenus des Français paraissent à l’abri de la concurrence internationale. Notamment ceux des retraités. Il peut donc sembler plus rentable pour une ville de les accueillir, au lieu de s’acharner à attirer des usines délocalisables.
«Les régions, ou plutôt les 308 “zones d’emploi,” selon le découpage de l’Insee, ne sont certes pas logées à la même enseigne. L’Ile-de-France tire 36% de ses ressources de ses “productions compétitives,” tout comme Lyon (30%).»
Nul besoin d’être grand clerc : à écouter la litanie des fermetures de sites industriels se dessine une carte économique de la France assez proche de celle de la météo. Les sinistres se situent majoritairement au nord d’une ligne Bordeaux-Lyon, ils se produisent dans des régions relativement moins ensoleillées et le plus souvent éloignées du littoral.
Le géographe économiste Laurent Davezies, professeur à Paris-XII, nous le confirme dans une étude, La crise et nos territoires, que lui ont demandée la Caisse des dépôts et l’Assemblée des communautés de France. L’impact en a été particulièrement inégal et «injuste,» mais tout à fait rationnel.
Trois grandes tendances émergent. «Les territoires productifs les plus modernes, dotés des activités à haute valeur ajoutée, s’en sont généralement mieux tirés que les autres.» C’est avant tout le cas de l’Ile-de-France. Deuxième leçon majeure, la crise a accéléré la désindustrialisation, «pour l’essentiel dans la partie nord du pays.» Troisième élément du diagnostic : «Une grande partie du Sud et de l’Ouest… n’a finalement que peu souffert de ces deux années de crise exceptionnelle.»
Quatre façons de gagner de l’argent
Le constat d’une France à deux vitesses, l’une ouverte à la concurrence mondiale et l’autre à l’abri, n’est certes pas vraiment nouveau. Le grand mérite du Pr Davezies est de nous offrir une explication fine et originale. Qu’est-ce qui fait «la richesse d’un territoire» ? Au lieu de privilégier la production, industrielle, agricole ou de services, il s’intéresse aux revenus de ses habitants. Or il y a quatre façons de gagner de l’argent dans une commune.
La plus voyante, celle qui fait l’actualité de la Bourse et des journaux économiques, consiste à produire des biens ou des services vendus «à l’extérieur» (en France ou à l’étranger). Mais cela ne représente en moyenne que 21,9% des revenus dans l’Hexagone.
L’essentiel tient à ce que Laurent Davezies appelle «l’économie résidentielle». Il est l’inventeur de ce concept révolutionnaire, repris par tous les économistes géographes et qui recouvre, en moyenne, 45% des ressources. Exemples : les Parisiens qui prennent leur retraite à Nice, les salariés vivant loin de leur lieu de travail (les «navetteurs»), ou encore les touristes – 100 milliards d’euros à l’échelle du pays… Autant de populations qui ne dépensent pas leur argent là où elles l’ont gagné et qui font prospérer l’artisanat local et les services de proximité. D’où l’importance de cette économie strictement locale.
À quoi s’ajoutent deux autres sources de revenus. D’un côté, les services publics, ceux de l’État, des communes et des hôpitaux, qui contribuent à 10,3% de l’ensemble des gains distribués en France. De l’autre, les prestations sociales (hors retraites) et sanitaires, lesquelles en représentent 22,8%.
Près des quatre cinquièmes des recettes du pays, voire de ses emplois, échappent ainsi aux soubresauts de la conjoncture mondiale. Personne n’aura l’idée d’aller se faire coiffer à Pékin: la mondialisation peut apparaître comme un phénomène marginal. Quelle crise ? «Jamais les stations de ski n’ont été aussi fréquentées qu’en 2008 et 2009. Les Français sont moins allés à l’étranger et de nombreuses catégories socioprofessionnelles n’ont pas vu leurs revenus baisser !», note Laurent Davezies.
Les régions, ou plutôt les 308 «zones d’emploi,» selon le découpage de l’Insee, ne sont certes pas logées à la même enseigne. L’Ile-de-France tire 36% de ses ressources des «productions compétitives,» tout comme Lyon (30%). À l’inverse, pour une trentaine de zones d’emploi, ce n’est que de 5% à 10%. Dans le Sud, c’est le cas de Corte, Menton, Briançon, Lourdes, qui se rattrapent par le tourisme. Dans le Nord, Longwy, Lens-Hénin, dépossédés depuis longtemps de leurs industries, dépendent pour un tiers des revenus sociaux. Les chefs-lieux administratifs, quant à eux, tirent leur épingle du jeu grâce aux salaires publics, 17,5% des ressources à Poitiers, 15,8% à Limoges.
500 euros de plus pour les retraités
Voilà pourquoi les effets de la «grande récession» et de la concurrence chinoise ont été ressentis très différemment. La tentation du repli sur soi est grande : «Les référendums européens ont montré une nette cassure : les territoires où l’économie résidentielle et publique domine à l’extrême coïncident avec la carte du non,» observe Jean-Luc Biacabe, directeur de la prospective à la chambre de commerce et d’industrie de Paris. L’Ile-de-France se trouve dans une situation ambiguë : son PIB (production) par habitant est de loin le plus élevé de France, mais une grande partie de ses gains lui échappent. Les bobos sont dans leur résidence secondaire le week-end et le troisième âge fortuné hiberne sur la Côte d’Azur.
Or, les retraités disposent en moyenne de 21.540 euros par an contre 21.080 pour l’ensemble des ménages (Insee, Les revenus et le patrimoine des ménages, 2010). Il peut sembler plus rentable pour une ville de les accueillir, au lieu de s’acharner à attirer des usines délocalisables à tout moment. Une telle stratégie est valable au niveau de la région, certainement pas pour un pays. L’«économie résidentielle» fondée sur la dépense «n’a de sens que si on boucle le système par la production de ressources,» rappelle Bernard Morel, chef du département «action régionale» à l’Insee. C’est le bon sens même.