Achat d’une entreprise, “facturation” du service syndical, gestion autoritaire du personnel : la centrale se convertit aux méthodes libérales. Ce qui ne va pas sans heurts…
A la CGT, Jean-Pierre Delannoy s’est fait une spécialité : “décoder” les discours des camarades dirigeants. “On ne comprend rien à ce qu’ils racontent”, déplore ce militant qui, lors du dernier congrès de la CGT, à Nantes, s’était opposé au leader Bernard Thibault. “Quand ils évoquent les retraites, ils parlent de ‘négociations systémiques’, d’ ‘obsolescence’ ou de ‘comptes notionnels.’ Il faut suivre !” La CGT qui prendrait des accents libéraux ? Concédons-le, le mouvement est timide. Mais il existe ! Chez les “réformistes”, on ne parle plus de lutte des classes, mais de compromis.
Des sujets longtemps tabous, comme l’actionnariat salarié ou la participation, ne le sont plus. Et des structures gérées par la CGT se retrouvent à la tête de groupes privés, comme la Compagnie internationale André Trigano (Ciat), une société cotée en Bourse. Ce mouvement pourrait s’accentuer. Car la CGT veut conquérir le monde de l’entreprise.
Quitte à emprunter les méthodes de l’ennemi honni, le grand capital. Enquête.
1 – La confédération a lancé une OPA sur une société cotée
Georges Séguy, réveille-toi, la CGT lance des OPA ! Dans les sections locales et dans les couloirs de la “centrale,” on ne s’en est toujours pas remis. Quelle mouche a piqué les administrateurs de la puissante Caisse centrale d’activités sociales (CCAS) des industries électriques et gazières, administrée par la CGT ? En décembre 2009, le plus riche comité d’entreprise de France (450 millions d’euros de budget, 3 000 salariés) décide de racheter… une société cotée, la Ciat, leader hexagonal du camping. Grâce à l’acquisition de ce fournisseur (pour 59 millions d’euros), la CCAS, qui gère les séjours de vacances et la restauration d’entreprise de plus de 600 000 salariés, devient un géant français du tourisme. Mais cette OPA suscite bien des débats chez les cégétistes. Le propre comité d’entreprise de la CCAS vote contre ! “Quand on a reçu le compte rendu de la CCAS, on a eu l’impression de lire un communiqué boursier, commente un militant, à la fédération CGT des mines et de l’énergie. On parlait de numéraire, d’actions… ça nous a fait un choc !”
Pourquoi un tel “boursicotage” ? “Nous voulions nous renforcer dans le tourisme social, explique-t-on au siège de la CCAS, mais peut-être avons-nous été trop brutaux. Nous avons donné l’impression que nous tournions le dos à nos valeurs.” Alors qu’en fait les patrons cégétistes ne font qu’anticiper le tarissement du financement du syndicat. Actuellement, son colossal budget provient des ventes de gaz et d’électricité d’EDF et de GDF Suez. La CCAS reçoit en effet 1 % du chiffre d’affaires. Mais ce financement pourrait être remis en question. La présence d’inspecteurs de la Cour des comptes dans les murs de la CCAS est un signe que le vent tourne. Racheter la Ciat, ce pourrait être une façon de diversifier le financement. Avec cette OPA, c’est un nouveau visage de la CGT qui se dessine, celui de gestionnaire d’entreprise privée. Selon les dernières rumeurs, les dirigeants de la Ciat prépareraient une “augmentation de capital” qui permettrait l’entrée de nouveaux actionnaires. Dans les couloirs de la CGT, on parle d’un renforcement de… André Trigano, le fondateur de la Ciat. Encore des couleuvres à faire avaler aux “purs et durs” du paquebot de Montreuil, le siège de la CGT.
2 – Après la lutte des classes, la “class action“
Thomas Barba incarne cette nouvelle race de délégué syndical, longtemps CGT, qui maîtrise parfaitement l’outil juridique, épluche les bilans des sociétés et regarde à la loupe les conventions sociales pour s’assurer qu’elles sont conformes à la législation. Dès qu’il détecte une faille, il s’y engouffre et lance des recours devant les tribunaux, à la manière des actions collectives américaines (class actions). Et ça peut parfois coûter très cher à l’entreprise. “Nous ne pouvons plus nous contenter de grandes mobilisations et de grands discours pour faire bouger les choses, nous devons aussi mener un syndicalisme de proximité et d’accompagnement,” martèle ce fils de républicains espagnols.
Direct et pragmatique, il bouscule les idées reçues, n’en déplaise aux apparatchiks de la centrale. “Mes armes ? Le Code du travail, les droits français et européen.” Cadre au Groupe La Poste, il a connu son heure de gloire quand, en 2006, il a obtenu devant les prud’hommes qu’une factrice, qui avait cumulé 574 CDD en dix-neuf ans, reçoive 60 000 euros d’indemnités. Ce n’est pas son seul fait d’armes. A ce jour, il a défendu – avec succès – plus de 130 salariés. Mais Thomas Barba veut aller plus loin. “En multipliant, entre 1990 et 2004, les CDD et les CDI intermittents pour des emplois de guichetier ou de facteur, La Poste a précarisé l’emploi de milliers de salariés. Dans 80 % des cas, ce sont des femmes, il y a donc discrimination. J’ai saisi la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité afin d’inciter La Poste à réparer ce préjudice,” précise-t-il.
Depuis trois ans, il se démène aussi pour que les 100 000 facteurs bénéficient d’un temps d’habillage-déshabillage et d’une indemnité pour le nettoyage de leur tenue. Une idée qu’il a eue en dénichant un arrêt de la Cour de cassation du 26 janvier 2005. “Le magistrat précise que, lorsque la tenue est rendue obligatoire, il faut prévoir un temps pour se changer, ou alors verser des contreparties financières. Comme le port de la tenue est un critère de notation des facteurs, il est difficile, pour l’employeur, de contester son caractère obligatoire,” souligne-t-il avec malice. Le 24 février dernier, la cour d’appel de Toulouse lui a donné partiellement raison en condamnant La Poste à verser aux facteurs 5 euros par semaine pour frais d’entretien de leur tenue, avec un rappel sur cinq ans. Soit, pour chaque facteur, une indemnité de 1 150 euros. La note atteindrait 115 millions d’euros la première année, et 23 millions les années suivantes. La Poste s’est pourvue en cassation. Et Thomas Barba, qui pourrait facilement trouver un job dans un grand cabinet anglo-saxon, fait un tabac chez des syndicats concurrents, comme la CFTC et SUD. Tandis que, dans son propre camp, ses succès agacent. Certains cégétistes lui reprochent d'”américaniser” la lutte syndicale. Si bien qu’en août dernier il a claqué la porte de son organisation, après trente-six ans de militantisme. Il n’est jamais bon d’être précurseur.
3 – Des délégués prennent 10 % aux salariés défendus
Facturer des honoraires pour assurer la défense de son client ? Un procédé normal de la part d’avocats ou de conseils. Moins de la part de cégétistes ! C’est pourtant ce qui se serait passé en 2007, à l’union locale de Castres, où des “camarades” auraient prélevé sans barguigner des pourcentages sur les indemnités que recevaient les plaignants. Voilà une pratique qui bafoue les valeurs de fraternité de la CGT. Elle en est même tellement éloignée qu’elle est… illégale !
C’est un cégétiste à la retraite qui, le premier, a brisé l’omerta. Francisco Banegil intente actuellement un procès à l’union locale CGT de Castres. Après l’avoir défendu contre son employeur (un groupe minier), ses dirigeants l’auraient contraint à leur reverser, en 2007, 10 % de son indemnité, soit 6 500 euros. Ce paiement aurait en effet conditionné la remise du chèque libellé par son ancien employeur, d’un montant de 65 000 euros. “ça n’a pas été facile, raconte Francisco Banegil, car je suis adhérent à la CGT depuis quarante ans. J’ai tout tenté pour éviter le procès. J’ai écrit à plusieurs reprises à l’union locale pour qu’elle me restitue cet argent. Début 2008, l’union départementale CGT du Tarn et l’union locale des retraités de la CGT m’ont soutenu en jouant les médiateurs. En vain. Il a fallu aussi trouver un avocat qui veuille bien me défendre. Personne ne voulait s’attaquer à la CGT.”
Il faut dire que l’affaire est très sensible sur le plan local. Mais Francisco Banegil veut que la vérité éclate. Au cours de l’instruction, il réussit à se procurer cinq “contrats de services” édités par l’union locale de Castres. Dans ces documents, les personnes signataires s’engagent à reverser 10 % des éventuels gains obtenus à la suite d’une décision de justice ou d’une transaction. Il obtient aussi le témoignage d’un ancien salarié de cette union locale qui confirme que cette pratique était déjà monnaie courante entre 1998 et 2003. Pour l’avocat du plaignant, Eric Soulans, que nous avons contacté, “le fait marquant dans cette affaire, c’est qu’une organisation syndicale a pu institutionnaliser un système illégal de collecte d’argent. Car un syndicat n’a bien sûr pas le droit de facturer des honoraires aux salariés dont il assure la défense.” Pour l’union locale CGT, cette somme correspond à un don. Le tribunal d’instance de Castres tranchera le 4 mai. Le plus troublant, dans cette histoire, c’est l’absence de réaction des cadres de la confédération, la “tête” politique de la CGT. Comme l’affirme Francisco Banegil, “la centrale de Montreuil a été alertée par courrier et de vive voix par certains camarades, mais n’a jamais pris position.”
4 – Le syndicat n’a rien à envier aux patrons voyous
Lorsqu’en 2001 Philippe Chabin, secrétaire d’un comité d’établissement (CE) de la SNCF, détecte une “anomalie” dans la répartition de la dotation que lui verse la SNCF, il n’imagine pas dans quel engrenage il met le doigt. “Tous les ans, 200 000 euros s’égaraient dans la nature. J’ai voulu alerter les instances fédérales de la CGT,” raconte ce cheminot, syndiqué depuis 1985. La CGT est en effet majoritaire dans la quasi-totalité des 26 comités d’établissement de la SNCF. Trop zélé, Philippe Chabin ? Sans doute. “En 2006, j’ai été écarté des listes électorales par la CGT. J’ai perdu mon poste de secrétaire du comité d’établissement. Dans la foulée, des salariés CGT du CE qui m’avaient soutenu ont eu des problèmes.” Telle Malika Duraud, assistante aux ressources humaines et cégétiste convaincue. A l’instar de la trentaine de salariés qui travaillent dans ce comité, elle n’a pas un statut de cheminot, mais un contrat de droit privé. Elle est donc vulnérable. “On a voulu supprimer mon poste, puis on m’a mise au placard”, témoigne-t-elle. “J’ai subi toutes sortes de brimades. Fin 2008, on m’a notamment demandé de travailler entre Noël et le jour de l’An, alors que les bureaux étaient fermés.” A qui se plaindre, quand l’employeur et le syndicat sont tous les deux cégétistes ? Seule solution : saisir les prud’hommes. Fin 2009, les sages rendent leur verdict : “Les instances dirigeantes se sont servies de leur autorité patronale pour la faire craquer, elles méritent le titre de patrons voyous,” écrivent-ils carrément, avant de condamner le comité d’établissement à lui verser 15 000 euros pour “harcèlement moral” – décision qui fait actuellement l’objet d’un appel.
“Ce sont des pratiques que la CGT ne tolérerait pas si elles émanaient d’un dirigeant d’entreprise”, s’emporte Philippe Chabin. “Et encore, si elles ne concernaient que quelques individus, mais on trouve des cas similaires dans d’autres comités d’établissement, notamment à Lyon ou à Tours.”
Aujourd’hui, Malika travaille toujours au CE. A mi-temps. “J’ai écrit à Bernard Thibault. Il ne m’a jamais répondu”, raconte-t-elle. “Pourtant, il doit savoir ce qui se passe, puisque sa femme travaille au comité central d’entreprise (CCE) de la SNCF.” Mais ce CCE, qui regroupe plus de 300 personnes, donne-t-il le mauvais exemple ? Une vingtaine de cadres et de salariés y auraient été licenciés ces dernières années. Fin 2009, sa direction a même été épinglée par les prud’hommes pour trois cas de harcèlement. Là encore, les décisions sont en appel. “Il y a eu discrimination à l’égard de ces anciennes cégétistes qui avaient créé un syndicat dissident”, explique leur avocat, Me Burget.
La CGT condamnée pour non-respect des pratiques syndicales ? Un comble !
Fin 2009, le CCE de la SNCF, contrôlé par la CGT, est accusé de discrimination syndicale à l’encontre de cégétistes dissidents. Un comble !
A la Caisse centrale d’activités sociales, la structure (contrôlée par la CGT) qui gère les oeuvres sociales d’EDF-GDF Suez, ce n’est pas mieux. “Climat délétère“, “relents de stalinisme mâtiné de management dur,” rapportent les témoins. Grève des salariés, mises au placard, licenciements brutaux, et même un suicide, fin 2009. Pour une CGT qui a fait de la souffrance au travail un cheval de bataille et qui, fin mars, s’est engagée aux côtés du Medef et des autres syndicats pour lutter contre la violence au travail, ces exemples font désordre. “Mieux prévenir le harcèlement, le réduire et, si possible, l’éliminer,” préconise l’accord. Il y a du boulot. Même à la CGT.
L’Expansion
(Merci à Marie)