Le mantra autour de la monnaie européenne nous a empêchés de voir les périls approcher, explique l’économiste irlandais David McWilliams.
Les choses ont pris un tour bizarre. Il y a quelques semaines, nous avions fait remarquer à quel point l’Irlande était passée de la démocratie à la “bancocratie.” Par le biais de l’État, en effet, les richesses étaient transférées des “non-initiés” – en l’occurrence, le peuple – vers les “initiés” de notre système bancaire. Maintenant c’est bien pire, puisque l’État transfère ces richesses vers les initiés d’un autre pays. Qu’on ne s’y trompe pas, le sauvetage de la Grèce, qui nous coûtera 1,3 milliard d’euros, ne sauvera pas le peuple grec, mais les banques qui ont prêté de l’argent à la Grèce. Ce n’est pas un prêt, non plus : c’est un cadeau. Ce qu’on a présenté comme le sauvetage d’un État en faisant appel à notre sentiment de solidarité européenne n’est rien d’autre qu’un transfert direct d’argent, de votre poche à celle des créanciers étrangers de banques françaises et allemandes. Ces créanciers auraient perdu de l’argent si la Grèce avait fait faillite fin avril. La bancocratie est désormais transnationale.
Le renflouement de la Grèce est assorti de conditions : cure d’austérité et alourdissement de la fiscalité. Mais quel usage fera-t-on exactement des fonds ? Une grande partie servira à refinancer les obligations existantes. En d’autres termes, les investisseurs originaux en Grèce réduiront leur exposition.
En revanche, le contribuable ordinaire que vous êtes assumera ce risque. Ainsi, le contribuable grec et les autres contribuables européens sont dans le même bateau : les banques font payer leurs propres erreurs par les peuples qui n’ont rien à voir avec les obligations grecques.
On nous dit que tout cela vise à accroître la crédibilité de l’euro. Mais comment peut-on redorer le blason d’une zone financière en récompensant le fiasco des banques ? Comment expliquer que des gens apparemment intelligents, comme les banquiers centraux et les hauts fonctionnaires, agissent de manière idiote ? Pour répondre, il faut se référer à l’Histoire et se pencher sur l’étalon-or, qui était lui aussi entaché de défauts.
Dans les années 1920 et 1930, l’étalon-or était, comme l’euro de nos jours, un acte de foi des banques, des financiers, des fonctionnaires et des politiques. Nul ne pouvait imaginer un monde où la monnaie ne soit pas liée à l’or. Ce fut le grand John Maynard Keynes qui s’opposa au consensus. L’étalon-or, disait-il, oblige les gouvernements à réduire les dépenses, alors qu’il faudrait les augmenter en période de dépression. Selon lui, faire payer à l’Allemagne toutes les réparations de guerre risquait de provoquer une crise, soit que les Allemands se révèlent incapables de payer, ce qui aurait déclenché le chaos en Allemagne, soit qu’ils parviennent à payer, attestant ainsi une telle compétitivité que celle des autres pays s’en serait trouvée anéantie, entraînant chez ces derniers un énorme chômage. Keynes en conclut qu’il fallait se débarrasser de l’étalon-or. On le tourna en ridicule.
Tout comme la monnaie européenne, l’étalon-or avait l’avantage d’abolir le risque de change entre toutes les grandes économies. Cela favorisait la multiplication des prêts octroyés par les banquiers d’un pays aux emprunteurs d’un autre. Ainsi, le Royaume-Uni devait des sommes colossales aux États-Unis et l’Allemagne était lourdement endettée vis-à-vis de tout le monde. La France devint le banquier de l’Europe, prêtant des milliards à l’Allemagne, tout en réclamant à ce pays la totalité des réparations pour la Première Guerre mondiale.
Les banques pariaient sur l’importance de l’étalon-or pour le prestige des grandes puissances, qui leur semblait garantir le remboursement des crédits. La monnaie unique fonctionne exactement comme l’étalon-or. Elle a encouragé les banques à faire des paris risqués. Ces dernières accordaient des prêts à n’importe qui, car elles étaient certaines qu’en cas de crise, l’euro serait tellement sacro-saint dans l’esprit des politiques, que toutes leurs créances – aussi douteuses soient-elles – seraient payées.
Si l’on regarde le tableau des prêts interbancaires, on constate que les banques irlandaises ont prêté près de 22 milliards d’euros à leurs homologues espagnoles qui, elles-mêmes, nous en ont prêté plus de 10 milliards. Ces mêmes banques irlandaises doivent plus de 127 milliards aux banques allemandes et près de 42 milliards à leurs homologues françaises. La majeure partie de ces fonds empruntés a servi à acheter des biens immobiliers en Irlande. Peut-on rembourser ces fonds ? Non. Il nous faudrait une très sévère cure d’austérité pour dégager l’excédent nécessaire au remboursement.