Fdesouche

Atteint par des rumeurs de complot contre l’euro, l’homme d’affaires antilibéral retourne l’accusation vers les « banques centrales du monde entier ». Au sortir d’une réunion avec la Fed et le FMI, George Soros explique la crise économique. Analyse d’un ex-spéculateur.

banques tours

Célébrité, pouvoir et fortune obligent, des costauds montent la garde à l’entrée de sa suite dans un grand hôtel de Washington. A bientôt 80 ans, George Soros, multimilliardaire progressiste, reste la bête noire des excités de la droite dure américaine. Mais, aujourd’hui, c’est avant tout l’homme d’affaires qui semble souffrir et se protéger, blessé par les rumeurs sur sa prétendue participation à un complot contre l’euro, qui ravivent la sombre mythologie du “casse de la Banque d’Angleterre”, ce milliard de dollards qu’il engrangea en 1992 en spéculant contre la livre sterling.

Le financier antilibéral, ennemi de tous les “grands déséquilibres” depuis son épopée d’enfant juif hongrois rescapé du nazisme, s’insurge pourtant encore contre les dogmes, y compris celui du marché financier, objet de son dernier livre, Quelques leçons tirées de la crise (Denoël). Ce recueil de ses conférences à la Central European University de Budapest, fondée par ce philanthrope insatiable, est l’une des raisons de son prochain passage en Europe.

—————————————–

Vous sortez à l’instant d’une réunion commune du Fonds monétaire international et de la Réserve fédérale. Avez-vous évoqué le sort de l’euro ?

En tant que dirigeant d’un hedge fund, tout ce que je dis à ce sujet peut être retenu contre moi. Vous comprendrez donc que je veuille prendre le temps d’argumenter. L’euro sera d’ailleurs l’objet de ma prochaine conférence, le 23 juin, à l’université Humboldt de Berlin, en Allemagne. Au coeur du problème…

Mais je peux tout de même préparer le terrain avec vous : à mon sens, la crise de l’euro est la seconde phase de la crise financière, qui a atteint son paroxysme le 15 septembre 2008 avec la faillite de Lehman Brothers. Cette semaine-là, le système financier s’est de facto effondré et il a fallu le placer sous respiration artificielle. Comment a-t-on procédé ? En substituant le crédit d’Etat au crédit des institutions financières, devenu inacceptable par leurs contreparties.

Or, en pleine manoeuvre, voilà que le crédit des Etats défaille à son tour. C’est l’acte II du drame. Car l’euro est une construction défectueuse. Son système financier dispose d’une banque centrale pour assurer ses liquidités, mais pas d’un Trésor qui garantisse sa solvabilité. Le crédit souverain est absent. Ceci est devenu très évident durant cette crise, quand l’Europe a dû soutenir son système bancaire. Au bout du compte, chaque Etat de l’Union est censé organiser sa propre défense, car la chancelière allemande, Angela Merkel, refuse d’accepter une garantie commune européenne.

Que pensez-vous de la proposition de Jean-Claude Trichet, patron de la Banque centrale européenne, de monter une fédération budgétaire pour tenter de résoudre la crise ?

Une structure fédérale serait bienvenue, mais l’Allemagne n’en veut pas. Il s’agirait d’un système central qui recueillerait les taxes des différents Etats et les redistribuerait. Un Etat en difficulté recevrait plus qu’il ne contribue, comme cela se produit aux Etats-Unis. Mais l’Europe est une union monétaire et non une union politique. Elle a été conçue comme une très subtile et intelligente ingénierie sociale, fragmentaire et progressive. Avec des objectifs limités et un calendrier fondé sur une série de petits pas, constitués d’accords politiques successifs.

L’Allemagne a joué un rôle essentiel dans ce processus, au prix même de réels sacrifices, car il conditionnait son éventuelle réunification dans le giron de la Communauté européenne. Mais les choses ont changé… L’Allemagne ne se sent plus si riche ; elle se juge même menacée et ne veut plus jouer le rôle de vache à lait du système. Voilà pourquoi le processus d’intégration, qui avançait bien, s’est enrayé. L’euro reste un édifice incomplet et il manque la volonté politique de faire le prochain pas : la création d’un Trésor, d’une garantie commune et d’une forme de solidarité financière.

Bien au contraire, l’Allemagne veut s’en tenir à la lettre du traité de Maastricht, qu’elle considère comme une sainte écriture. Elle craint l’inflation, source de ses errements historiques, et s’accroche au dogme de la rigueur budgétaire, qu’elle impose, de fait, à tous ses partenaires. Or, réduire les dépenses publiques et le déficit budgétaire en période de grave chômage revient à nier les leçons de Keynes et à nous ramener dans la situation des années 1930, et à faire resurgir le spectre d’une longue dépression économique.

Cette dernière serait intolérable et provoquerait des tensions sociales qui pourraient détruire l’Union européenne. C’est le grand danger. Et il exige d’achever l’Union au plus vite.

Que pensez-vous du rôle de la France dans la gestion de la crise grecque ?

Votre ministre de l’Economie, Christine Lagarde, est très capable et réfléchie. La dernière fois que je l’ai rencontrée, c’était lors du dernier Forum de Davos… Mais les positions françaises et allemandes sont plus que jamais en contradiction. La France penche pour la solidarité dont j’ai parlé. L’Allemagne fait de la santé de la monnaie sa priorité.

D’où un conflit, un blocage, qui a considérablement retardé la résolution du problème grec. Si les pays européens avaient réagi plus tôt et de façon plus décisive, la crise aurait été résolue à un bien moindre coût. A mon avis, elle aurait nécessité une dépense au moins trois fois inférieure.

En Europe, on montre du doigt les spéculateurs. Comment réagissez-vous à cet article du Wall Street Journal de février dernier décrivant un dîner de dirigeants où l’on aurait ourdi un complot contre l’euro ?

C’est à cause de ce genre d’insinuations que je veux consacrer une conférence à la crise de l’euro. Je ne participais pas à cette réunion annuelle de responsables de hedge funds à New York, mais le Wall Street Journal a tout de même illustré l’article avec ma photo ! Au-delà, en tant que participant du marché, même si je n’occupe plus la direction opérationnelle de mon fonds, je m’efforce de prendre les bonnes positions, de faire les bons investissements, en me soumettant aux règles du jeu. Mais je suis aussi un citoyen et, en tant que tel, je suis, et j’ai longtemps été, favorable à une meilleure réglementation, quand bien même cela irait à l’encontre de mes propres intérêts économiques.

Quel a été le rôle des hedge funds dans la crise de l’euro ?

Comme d’habitude, on tire sur le messager. Les plus grands spéculateurs contre l’euro sont les banques centrales du monde entier. Les hedge funds se contentent d’anticiper les actions des Banques centrales. Aux Etats-Unis, leur rôle dans le krach de 2008 a été relativement mineur. Il n’empêche qu’ils doivent être réglementés. Ils sont déjà soumis au contrôle de la Commodity Futures Trading Commission, mais tous les grands opérateurs, hedge funds ou fonds souverains, doivent subir une surveillance accrue qui permette de détecter leurs déséquilibres cachés. Pour une simple raison : les marchés sont instables, de manière inhérente.

Puisque c’est le titre de votre livre, quelles leçons tirez-vous de cette crise ?

La mondialisation financière, qui a commencé dans les années 1980, du temps de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher, a été entièrement fondée sur la déréglementation et s’est répandue comme un virus, une force irrésistible.

Aucun pays ne pouvait s’y opposer, car le capital financier déteste les réglementations et les impôts. Il quitte les endroits où s’exercent les plus grandes contraintes pour aller là où il y en a le moins. Or la déréglementation est dangereuse, car les marchés sont par essence instables.

Au contraire de ce que pensent certains “fondamentalistes”, le système ne tend pas vers l’équilibre et l’autorégulation, et ne corrige pas ses propres excès. S’il n’est pas contrôlé et réglementé, il conduit nécessairement à l’instabilité et à des crises. Mais la réglementation est toujours l’apanage des Etats souverains. L’établir au niveau mondial sera aussi ardu qu’il a été facile de la supprimer.

Quelles sont les options possibles ?

Il y a eu un bon départ : vu l’urgence, le G-20 s’est érigé de facto en régulateur mondial et a réussi à lever 1 000 milliards de dollars pour le FMI lors de sa réunion de Londres. C’est un bon début. Mais, compte tenu du temps nécessaire à la création de nouvelles règles du jeu, je crains que le processus ne rencontre des difficultés croissantes.

Les relations entre la Chine et les Etats-Unis se sont détériorées rapidement après l’échec de la déréglementation. Les dégâts ont été limités, grâce à leurs efforts mutuels et aux appels de nombreux membres du G-20 en faveur d’une conciliation. Mais la tension demeure. La question de la relation entre le dollar et le yuan, évoque, à une échelle mondiale, le rapport qui existe, au sein de la zone euro, entre des pays débiteurs et des pays créditeurs, unis par la même monnaie. Beaucoup de pays ont des difficultés internes qui les empêchent de coopérer à l’international.

Les Chinois ont connu un succès extraordinaire, mais ils ont beaucoup de problèmes chez eux, car il leur est difficile de maîtriser une croissance si rapide. Ils sont arrivés à un point où ils doivent maintenant prendre des responsabilités internationales, mais ils restent réticents à ce sujet. Barack Obama est allé en Chine pour proposer un partenariat dans le leadership planétaire. Flattés, les Chinois ont pourtant répondu : “Non merci. Nous sommes un pays en développement, dont la population est encore très pauvre et nous ne pouvons répondre à ce défi.” Pourtant, si la Chine veut continuer à s’élever, elle doit écouter le monde et s’y impliquer.

Un monde toujours dominé par une puissance américaine affaiblie…

Oui. Il y a un vide croissant du pouvoir. La nouvelle doctrine de politique étrangère de Barack Obama prend cela en compte, intelligemment. Elle accepte, promeut même, l’émergence d’autres puissances comme partenaires d’une gouvernance mondiale. Mais le pari est difficile.

A quoi ressemblerait un nouveau système financier mondial ?

La question est non pas de recréer le système préexistant, mais de construire quelque chose qui n’a jamais existé : un système financier mondial réglementé. Une sorte de nouveau Bretton Woods qui remettrait en question les statuts, les hiérarchies actuelles entre pays.

Je dois dire que le FMI, longtemps pilier du consensus de Washington, est devenu depuis deux ans, sous la direction de Dominique Strauss-Kahn, l’une des organisations les plus progressistes et les plus ouvertes au changement nécessaire. Le système financier international ressemble un peu à la ferme des animaux de George Orwell, où certaines créatures sont plus égales que d’autres.

Quoi qu’ait pu souhaiter Keynes, partisan d’une vraie monnaie mondiale au lendemain de la Seconde Guerre, les grands vainqueurs américains ont imposé le dollar. Il faut que cela change. Le FMI est prêt et, d’une certaine manière, les Américains aussi. Le potentiel est là, mais les réformes sont endiguées par une inertie institutionnelle que seule une crise peut secouer. Et je crois qu’elle approche.

La réponse des gouvernements vous a-t-elle paru adéquate en 2008 ?

Les autorités en Europe et aux Etats-Unis ont répondu correctement en tirant les leçons des années 1930 et en remplaçant le crédit financier déficient. Mais elles s’y sont mal pris. En particulier aux Etats-Unis. Barack Obama a refusé, pour des raisons politiques, d’injecter du capital dans les banques, de reconstituer ce capital perdu, parce que cela aurait été contraire aux principes américains de prendre le contrôle du système bancaire.

Ainsi, au lieu de nationaliser les actifs des institutions financières, ils ont nationalisé leur passif. Les banques ont émergé de leur faillite en engrangeant des revenus. Pendant cette phase, elles ont grugé le public en augmentant les taux d’intérêt des cartes de crédit de 8 à 30 %, poussant les gens à la ruine, tout en s’octroyant des bonus importants.

D’où un ressentiment, vite exploité par des mouvements populistes comme le Tea Party. Voilà comment un électorat qui aurait dû se trouver à la gauche d’Obama s’est retrouvé à la droite du Parti républicain.

Ne lui reproche-t-on pas surtout son impuissance à séparer le pouvoir de l’argent de celui de la politique ?

Malheureusement, il y a du vrai dans ce constat…

Les régulateurs sont captifs de l’industrie financière. Et les banques, pour avoir été sauvées, sont plus puissantes que jamais. Elles ne sont plus que quatre, car leurs concurrentes ont disparu, et elles forment un oligopole qui exerce un pouvoir considérable sur le Congrès, des côtés républicain comme démocrate.

D’où la difficulté de lancer une réforme du système financier. Le projet de loi en cours au Congrès est édenté et inoffensif. Il ne règle pas le problème des credit default swaps; il édulcore le projet de Paul Volcker sur la séparation des activités bancaires et de trading propriétaire. Il maintient l’autocontrôle des banques sur le marché fort lucratif des dérivés…

Vous semblez pessimiste quant à la capacité d’un gouvernement américain d’opérer les changements nécessaires aux Etats-Unis. Est-ce pour cette raison que votre fondation Open Society aborde, de la justice à l’environnement, les grands problèmes de société ?

La fondation grandit encore, car les questions que nous tentons de résoudre prennent de l’ampleur, et parce que mon approche est de plus en plus approuvée. J’ai ouvert un Institut pour une nouvelle pensée économique, qui travaille sur une refonte de nos systèmes, et je suis très impliqué dans la lutte contre le réchauffement planétaire. Depuis l’échec de Copenhague, j’aimerais que la société civile apporte l’impulsion que les gouvernements refusent de donner. Je participe maintenant, auprès du secrétaire général de l’ONU, à une réflexion sur le moyen d’obtenir des résultats vraiment tangibles dans ce domaine.

Souhaitez-vous vous impliquer en politique ?

Depuis 2004, et mes propos plutôt directs contre la politique de George Bush, je suis dépeint comme le démon en personne, considéré comme l’homme le plus extrémiste de la scène américaine, ce qui a considérablement réduit mon influence en matière politique. J’ai même décidé, moi qui avais très tôt soutenu Obama, de prendre mes distances avec lui pendant la campagne. Tout simplement parce que je craignais de lui nuire.

L’Express

Fdesouche sur les réseaux sociaux