Par Thomas Piketty
Les banques centrales peuvent-elles nous sauver ? Non, pas complètement. Mais elles détiennent une partie de la solution à la crise actuelle. Reprenons par le commencement. Depuis toujours, il existe deux façons pour l’État de se procurer de l’argent : faire payer des impôts, ou fabriquer de la monnaie.
De façon générale, il est infiniment préférable de faire payer des impôts. La planche à billets se paie par de l’inflation, dont on maîtrise mal les conséquences distributives (ceux dont le revenu est moins revalorisé que les autres paient le prix fort), et qui désorganise les échanges et la production. Une fois lancé, le processus inflationniste est en outre difficile à arrêter, et n’apporte plus aucun bénéfice.
Dans les années 1970, l’inflation atteignait 10 % à 15 % par an, et cela n’a pas empêché la stagnation économique et la montée du chômage. Cet épisode durable de «stagflation» a convaincu les gouvernants et les opinions que les banques centrales devaient être «indépendantes» du pouvoir politique, dans le sens où elles devaient se contenter de faire progresser lentement et régulièrement la masse monétaire afin de cibler une inflation faible (1% ou 2%). Personne n’a été jusqu’à proposer que les banques centrales soient privatisées (jusqu’en 1936, la Banque de France était la propriété d’actionnaires privés).
En Europe comme aux États-Unis, les banques centrales demeurent intégralement possédées par les États, qui fixent leurs statuts, nomment leurs dirigeants, et empochent leurs éventuels bénéfices. Simplement, les États leur ont donné un mandat se réduisant à une cible d’inflation faible. L’ère des prêts massifs aux États comme au secteur privé était censée être révolue. Les banques centrales ne devaient plus jamais tenter d’intervenir dans le fonctionnement de l’économie réelle.
La crise financière mondiale de 2008 – 2010 a fait voler en éclats cette conception passive de ces banques issue de la stagflation des années 1970. Entre septembre et décembre 2008, à la suite de la faillite de Lehman Brothers, les deux plus grandes banques centrales du monde ont doublé de taille. Les actifs totaux prêtés par la Banque centrale des États-Unis (FED) et la Banque centrale européenne (BCE) sont passés grosso modo de 10 à 20 points de PIB américain et européen. En quelques mois, afin d’éviter les faillites en cascade, ce sont ainsi près de 2 000 milliards d’euros de liquidités nouvelles qui ont été prêtées à 0% aux banques privées, à des échéances de plus en plus longues.
Pourquoi cette opération massive de planche à billets ne s’est-elle traduite par aucune inflation supplémentaire ? Sans doute parce que l’économie mondiale était au bord d’une dépression déflationniste. Les banques centrales ont permis d’éviter le blocage complet du crédit et l’effondrement des prix et de l’activité économique. Elles ont rappelé au monde leur rôle irremplaçable. Pour finir, personne n’a payé le prix de leur intervention : ni les consommateurs ni les contribuables.
Personne n’a payé le prix, sauf que dans le même temps les États ont accumulé des déficits qu’il va maintenant falloir rembourser. Ces déficits ne sont pas la conséquence de prêts faits aux banques (qui sont restés limités, comparés à ceux octroyés par les banques centrales), mais de la chute des recettes fiscales entraînée par la récession. Pour alléger le fardeau, la FED, et maintenant la BCE, ont commencé à racheter des titres de la dette publique, et donc à prêter aux États.
Mais cette évolution mal assumée se fait beaucoup trop lentement. Visiblement, après plusieurs décennies de dénigrement de la puissance publique, on trouve plus naturel d’imprimer des billets pour sauver les banques que pour sauver les États. Le risque inflationniste est pourtant tout aussi faible dans les deux cas, et peut être maîtrisé. La BCE pourrait reprendre à son compte à bas taux une bonne part des quelque 20 points de PIB de dette publique créée par la récession, tout en annonçant qu’elle relèvera ses taux si l’inflation dépasse 5%.
Cela ne dispensera pas les États européens de maîtriser leurs finances publiques, et surtout de s’unir pour enfin émettre une dette européenne commune et bénéficier ensemble de taux faibles. Mais s’ils misent tout sur des politiques de rigueur drastique, alors cela risque fort de nous mener à un désastre. Les crises financières sont consubstantielles au capitalisme. Et face à des crises majeures, les banques centrales constituent un instrument irremplaçable. Leur pouvoir infini de création monétaire doit certes être sérieusement encadré. Mais ne pas utiliser pleinement cet instrument dans le contexte actuel constituerait une stratégie suicidaire et irrationnelle.