La vérité sur l’homme qui a volé plus de 50 milliards de dollars à des milliers d’épargnants viendra-t-elle de France ? Le juge Van Ruymbeke enquête. Son espoir : mettre au jour la complicité des banques.
C’est fait :la banque américaine JP Morgan Chase et la prestigieuse Union des banques suisses (UBS) sont dans le collimateur de la justice française. Motif : elles auraient abusé de la confiance de plusieurs dizaines de milliers de souscripteurs de fonds Madoff. Résultat : des victimes françaises ont déposé plainte à Paris,une information judiciaire a été ouverte et confiée au juge Renaud Van Ruymbeke.Les victimes ont été entendues, ainsi que des intermédiaires.Des perquisitions ont eu lieu. L’enquête avance à grands pas.
Aussi le magistrat devrait-il demander des explications aux dirigeants des deux banques, via des commissions rogatoires internationales envoyées aux États- Unis et au Luxembourg. Au grand-duché, le parquet vient d’ailleurs de diligenter une enquête préliminaire pour faux et usage de faux visant l’UBS.Van Ruymbeke envisage même de se rendre aux États-Unis pour auditionner Bernard Madoff, l’homme qui a ruiné un peu partout dans le monde, surtout aux États-Unis,des épargnants et leur a fait perdre plus de 50 milliards de dollars.
Le juge français s’interroge sur les liens apparemment peu orthodoxes qu’entretenait le financier new-yorkais avec la banque JPMorgan.Il dispose depuis peu de documents qui montrent qu’en juin 2008 la banque a diligenté un audit qui annonçait l’ampleur du désastre. Or, au lieu d’alerter ses clients, elle a liquidé un portefeuille de fonds Madoff estimé à 250 millions de dollars.
Pis encore: Morgan continuera de proposer d’investir dans ces fonds ; cette activité de conseil lui aurait rapporté,entre 1993 et 2008, 483 millions. Des broutilles quand on sait que pour la même période 175 milliards de dollars – la fortune totale déposée par les investisseurs – ont transité sur le compte n° 140 de Madoff à la Morgan… Parmi ses victimes on trouve, outre- Atlantique, tous les poids lourds de la finance et des stars d’Hollywood comme Steven Spielberg. En France, on recense des grands noms de l’industrie, quelques personnalités du monde des arts et du show-business…
Aujourd’hui, Bernard Madoff, dont le seul diplôme était celui de maître nageur, dort en prison. Condamné à cent cinquante ans de réclusion, il en a 72. Autant dire qu’il ne reverra plus jamais son luxueux appartement de Manhattan,sa villa sur la côte Ouest,ni son yacht. Pas plus qu’il ne pourra se balader chemin de la Garoupe, à Antibes, où son épouse, Ruth, avait acquis en 2000 une villa. Laquelle vient d’être vendue à un Russe, un certain Lev Kuznetsov, pour 1,1 million d’euros.
Plus de dix-huit mois après la faillite frauduleuse de l’ancien président du Nasdaq,la plupart des investisseurs qui ont cru en Madoff sont sur le carreau. Sans un sou. Les banques, dans l’ensemble, n’ont rien voulu savoir. Et donc rien voulu rembourser.Bien sûr, il y a des exceptions : la Banque nationale du Koweit a intégralement remboursé ses clients lésés. En France, quelques établissements seulement ont mis la main au portefeuille.Comme Allianz Alternative AM, qui a remboursé les souscripteurs de fonds Madoff à hauteur de 90 %. Ou Meeschaert Gestion privée, qui les a totalement indemnisés…
Novembre 2005, à Paris : Mme T., pharmacienne aisée, se rend, comme chaque année, au palais des Congrès, porte Maillot à Paris. Comme dans tous ces endroits où l’on se trouve entre gens de bonne compagnie, Mme T. engage la conversation avec son voisin, un ancien banquier, qui lui recommande un produit UBS du nom de Luxalpha. Ça tombe bien : elle souhaite investir les 800 000 euros que lui a rapportés la vente de son appartement. Une fois rentrée chez elle, Mme T. se procure le prospectus du fonds. La documentation lui paraît sérieuse et le rendement proposé, 7 à 8%, intéressant.
Avec une partie du produit de la vente de son appartement, Mme T.,en accord avec son époux, souscrit en octobre 2006, via VP Finance, des parts du fonds Luxalpha pour 200 000 euros. Elle investit également 300 000 euros, toujours dans Luxalpha,via un contrat d’assurance vie commercialisé par Generali. Elle ne se fait aucun souci : Luxalpha est un produit UBS distribué par des réseaux financiers français, conseillé par des gestionnaires de patrimoine réputés. Qui plus est, autorisé depuis le 25 mars 2005 par la Commission des opérations de Bourse (Cob, aujourd’hui Autorité des marchés financiers, AMF). Ce n’est pas tout : cette Sicav présente le meilleur ratio risque-rendement.Alors,va pour Luxalpha ! Trois ans plus tard, elle a tout perdu et accuse l’UBS.
Un éditeur français vivant en Belgique a cru lui aussi au rassurant produit Luxalpha. Il y a investi 32 millions d’euros. Au départ, il a hésité. Nous sommes en 2001. À cette époque,un courtier au nom célèbre, Philippe Junot – l’ex-mari de Caroline de Monaco –, lui vante les mérites et les produits d’investissement de Madoff, dont il est très proche. Notre éditeur ne donne pas suite.Il préférerait un produit garanti par une banque européenne de premier plan. Qu’à cela ne tienne ! Junot propose à son ami d’investir dans une Sicav,Oreades, gérée par BNP Paribas. Ce qu’il fait en 2002…Coup de théâtre deux ans plus tard, Oreades est dissoute alors qu’elle totalise plus de 280 millions d’euros d’actifs. Aucune explication n’est fournie. Étrange. C’est la Sicav Luxalpha qui lui est substituée, émise et garantie par l’UBS.Le souscripteur ne bronche pas. D’autant qu’il est depuis longtemps client de l’établissement. Au fil des mois, il va jusqu’à engager sa fortune à hauteur de 32 millions d’euros…
Comme la pharmacienne parisienne, l’éditeur est serein. Après tout, se dit-il, la Cob n’a-t-elle pas autorisé la commercialisation de Luxalpha en France ? Cette même Luxalpha n’a-t-elle pas vocation à investir dans des valeurs immobilières de premier plan aux États-Unis et en bons du Trésor, en respectant le principe de répartition des risques ? Pourquoi se méfier ? D’autant que ces placements apparaissent sûrs, puisqu’ils rapportent tel mois 0, 6 % d’intérêts, tel autre 1,1 %… sans jamais dépasser 6 à 7% l’an.Un placement de père de famille qui se transforme en désastre, puisque les 32 millions se sont évaporés !
Aujourd’hui, l’éditeur accuse lui aussi l’UBS, documents à l’appui, de lui avoir menti. En effet, la banque savait parfaitement que Luxalpha, contrairement à ce qui était indiqué dans le prospectus,n’était qu’un “fonds relais”de Madoff.Autre faute : l’UBS n’a exercé aucun contrôle sur les actifs dont elle avait la garde. Elle a donc manqué à son devoir de surveillance. En tout, l’éditeur a relevé une trentaine de manquements de la banque à ses obligations. Hormis le front pénal, l’UBS doit également se battre sur le front civil : les liquidateurs de Luxalpha au Luxembourg lui réclament, ainsi qu’à ses administrateurs, le cabinet Ernst & Young, et Patrick Littaye, dirigeant d’Access International Advisors, la somme ahurissante de 1,3 milliard de dollars au titre du préjudice subi par les souscripteurs de la Sicav.
Ils sont des milliers à avoir souscrit des fonds Madoff, ignorant qu’ils avaient affaire à un artiste de la cavalerie,digne émule de Charles Ponzi qui fit plus de 40 000 victimes dans les années 1920. Jusqu’à ce 11 décembre 2008, 18 heures heure de New York, où ce qui devait arriver arriva : la plus grande escroquerie de tous les temps ébranle la planète et le gotha des banques : JP Morgan Chase, UBS, HSBC, Royal Bank of Scotland, Crédit Suisse…
Madoff est en pyjama lorsqu’il est arrêté
Un désastre annoncé : dès le mois de mai 1999, un analyste financier, Harry Markopolos, avait averti l’antenne de Boston de la Sec (Securities and Exchange Commission) des gymnastiques et escroqueries de Madoff. Il avait récidivé cinq ans plus tard en dénonçant la collusion entre cet organisme et Madoff. En vain. Il faudra attendre près de dix ans pour que l’ex-maître nageur tombe.Très exactement le 11 décembre 2008,lorsque les limiers du FBI viennent l’arrêter dans son luxueux appartement de l’Upper East Side, l’un des quartiers les plus huppés de Manhattan. Le roi est nu, ou presque: Madoff est en pyjama et en pantoufles… Il avoue immédiatement.
Au printemps 2009, il écope de onze mises en examen : blanchiment international pour activités illicites, fausse déclaration à la Sec,fraude aux conseils en investissement… Quant aux amendes cumulées, elles avoisinent 30 millions de dollars. L’affaire s’arrête là. En effet, aucune instruction ne se déroule puisque Madoff a décidé de plaider coupable. Pas de procès. Pas question de décortiquer au grand jour l’escroquerie de Madoff. Bien évidemment, les centaines de milliers de gogos n’ont aucune chance de retrouver leurs sous ! Une solution qui ne plaît pas du tout en Europe. Notamment aux investisseurs français qui se rebiffent, on l’a vu. Et portent plainte. Ils veulent savoir. Savoir quel rôle ont joué les banques et certains intermédiaires. Quels rapports ces derniers entretenaient avec Madoff.
C’est de France que peut venir l’explication. Revenons aux années 1970. À l’époque,des souscripteurs de fonds Madoff sont démarchés par deux banquiers français proches du selfmade man new-yorkais. Le premier s’appelle Albert Igoin, personnage aux multiples facettes. À la Libération, il est membre du cabinet de Charles Tillon, l’un des mutins de la mer Noire, ministre communiste de l’Air du général de Gaulle. Deux ans plus tard, il se reconvertit dans les affaires en prenant les rênes d’une compagnie maritime, France Navigation. Galopent les années, Igoin devient un financier de l’ombre,conseillant en toute discrétion de nombreuses personnalités. Puis il entre à la Banque privée de gestion financière (BPGF), dont il est l’un des dirigeants. Le second personnage a pour nom Jean-Michel Cédille. Ce génie de la finance, qui entre à HEC à 15 ans, sera lui aussi aux commandes de la banque. Igoin-Cédille : le duo qui lie d’amitié avec Madoff et propose des placements en France.
Quelque temps après,deux hommes, relations d’Igouin et de Cédille – ces derniers aujourd’hui décédés – Patrick Littaye et Thierry de La Villehuchet, entrent dans le circuit.En 1997,via leur société de conseil en investissement récemment fondée, Access International Advisors Inc., ils commencent à travailler pour Madoff. En réalité, Access joue plutôt les rabatteurs pour l’Américain, obtenant de l’escroc de substantielles commissions. Pendant plus de dix ans, ça marche. Jusqu’à ce fatidique 11 décembre 2008 où l’on apprend la déconfiture de Madoff et les pertes abyssales d’Access International : 1,8 milliard de dollars. La Villehuchet ne le supporte pas. Douze jours plus tard,les agents de sécurité le retrouvent mort à son bureau,au 22e étage du 509 Madison Avenue à New York. Il s’est tailladé le poignet et le biceps du bras gauche au cutter…
La Villehuchet et Littaye, en embarquant bon nombre de personnalités dans l’aventure Madoff, ont-ils seulement manqué de flair ou commis des erreurs ? Ont-ils agi de conserve avec le gourou new-yorkais ? Ou ont-ils été bernés par ce dernier ? Bref,quel rôle a joué dans cette histoire Access International Advisors ? Si la mort tragique de La Villehuchet prive le juge Van Ruymbeke d’un témoignage de premier plan, le magistrat dispose de celui de Patrick Littaye. À la suite des plaintes d’épargnants français,il est entendu comme témoin le 29 avril 2009 par la Brigade financière. Certes, son audition s’avère très technique. Patrick Littaye, ancien élève de Centrale,se défend pied à pied, niant implicitement avoir commis la moindre faute. Pourtant, cette histoire visiblement le turlupine, puisqu’il confie en fin d’audition : «Ce que je ne comprends pas, si cette fraude existe, c’est que la Sec a pu passer à côté… »
L’intermédiaire n’était pas un vrai professionnel
Soucieux d’en savoir plus sur le rôle exact d’Access, Van Ruymbeke fait entendre,le 1er juillet 2009,par la Brigade financière un autre intermédiaire. Âgé de 51 ans, il s’appelle Michel Umberto Antoine Karageorgevitch, plus connu sous le nom de Michel de Yougoslavie. Dirigeant d’un cabinet de relations publiques dénommé Belivdor, installé à Palm Beach, il était mandaté par Access pour lui présenter d’éventuels souscripteurs de fonds Madoff. Notamment du Luxalpha ou du Groupement financier.L’audition démontre que Michel de Yougoslavie est un amateur. Question :«Qu’évoquait pour vous le nom de Bernard Madoff en 2000, quand vous débutez votre collaboration avec Access ?» Réponse : «Rien du tout.»
Question :«De quels éléments disposiez vous pour vous permettre de dire que les fonds Luxalpha et Groupement financier étaient des fonds Madoff ? » Réponse : « J’écoutais ce que disaient Patrick [Littaye] et Thierry [de La Villehuchet]. Je ne connaissais pas personnellement Madoff. Je l’ai aperçu et salué à l’occasion d’un dîner.» De nouvelles plaintes sont déposées, comme celle de la société OC22. Spécialiste de la distribution de boissons, employant une quarantaine de salariés, elle a investi en juin 2008 500 000 euros dans Luxalpha. Elle a tout perdu, comme notre pharmacienne, comme notre éditeur belge.
En octobre, nouvelle accélération de l’enquête. Au vu des auditions de Littaye par la Brigade financière, Van Ruymbeke estime que le dirigeant d’Access est complice des agissements de l’UBS. Il le met en examen pour complicité d’abus de confiance. Pas d’accord répliquent ses avocats,Mes Hélène Florand et Jean-Philippe Jacob. Et de répéter,dans un mémorandum, que les informations portées à la connaissance des souscripteurs de Luxalpha étaient complètes et conformes à la législation luxembourgeoise. Que ces mêmes souscripteurs n’ignoraient rien du rôle de l’UBS. Évoquant le cas de Patrick Littaye, les deux avocats sont catégoriques : il n’a pas créé Luxalpha, ni reçu la moindre somme des souscripteurs, pas plus qu’il n’a décidé de la politique de gestion de la Sicav…
Ces arguments convainquent Van Ruymbeke,qui transforme le statut de Littaye de mis en examen en celui de témoin assisté. Une décision que contestent Me Emmanuel Asmar et certaines des victimes de Madoff.
Dès lors, les investigations se concentrent sur les banques et sur Madoff.« Je n’exclus pas de me constituer partie civile contre l’Américain », lâchera en décembre 2009 Littaye au magistrat. Avant de poursuivre : « M. Madoff est un génie du mal, c’est un escroc, un malfaisant. » Avec lequel il a pourtant travaillé pendant des années.
(Merci à Pakc)