Carles Benasques, 20 ans, n’est pas un méchant garçon, mais il rend sa famille très malheureuse. Il s’en défend, d’un sourire : “Je suis très relax.” C’est précisément ce qu’on lui reproche.
Carles exaspère son entourage, parce qu’il ne fait rien de ses journées, qu’il passe enfermé dans sa chambre quand il ne disparaît pas pendant des jours pour faire la fête. Sa mère, “entre colère et tristesse”, lui reproche d’être “partisan du moindre effort”, tandis que sa soeur s’emporte : “Je ne sais pas ce qu’il attend de la vie ce gamin !” A la maison, chaque discussion familiale est une “prise de tête” qui se termine dans les cris, les noms d’oiseaux et les portes qui claquent.
Ce grand jeune homme originaire de Granollers, près de Barcelone, est un spécimen de ce qu’on appelle en Espagne la “génération ni-ni”.
Ni ils travaillent, ni ils étudient. Ils ont moins de 30 ans, ils ont arrêté leurs études en cours de route, et ne cherchent pas activement du travail.
D’après la dernière enquête sur la population active de l’Institut national de la statistique, ils seraient 562 100, soit environ 15 % de cette tranche d’âge, à se complaire dans cette inactivité. Pis, plus d’un jeune Espagnol sur deux (54 % selon une étude de l’institut Demoscopia) avouent n’avoir aucun projet d’avenir qui les motive.
Depuis le 20 janvier, “Generacion ni-ni” est également le titre d’une émission de télé-réalité, diffusée par la chaîne privée La Sexta. Carles en est l’un des huit protagonistes.
Dans cette nouvelle déclinaison de “Gran Hermano” (version espagnole de “Loft Story”), il partage un appartement avec des jeunes qui, comme lui, vivent un désoeuvrement consenti chez papa-maman, sans contraintes ni repères. En guise de présentation, le premier soir, ils ont dévoilé des goûts communs pour le poker, les pétards, les discothèques, et surtout “ne rien faire”.
“La différence avec les autres reality-shows est que les participants n’ont pas postulé eux-mêmes”, remarque Roberto Ontiveros, le réalisateur de l’émission. “Ce sont leurs parents, souvent complètement désespérés, qui ont fait appel à nous et les ont envoyés au casting.”
Les responsables de la chaîne affichent une ambition thérapeutique : deux psychologues partageront les six semaines de vie commune des “ni-ni” pour les aider à “changer leur comportement”. Le huis clos sera tout relatif, puisque les parents pourront communiquer avec leurs enfants et, surtout, ces derniers seront appelés à sortir (souvent dès potron-minet) pour travailler…
“Cette émission est l’occasion de montrer à la société qu’il y a un problème, mais qu’il existe aussi une solution”, affirme Alberto Buale, l’un des deux psys de l’émission, en énumérant les nombreuses règles de vie qui s’imposeront aux habitants de l’appartement : “Qui ne travaille pas ne mange pas ; qui ne lave pas ses vêtements les porte sales, etc.”
En fin de cure, promettent les promoteurs de “Génération ni-ni “, Carles et ses nouveaux copains devraient “être prêts à assumer leurs responsabilités vis-à-vis de leur famille et de la société”. Il est trop tôt pour savoir si l’émission connaîtra un succès d’audience.
La précédente, “De patitas en la calle” (“Flanqués à la porte “), avait été un flop. Trois jeunes gens, enfermés dans un loft avec le minimum vital, devaient chercher du travail pour subsister et répondre aux divers défis imaginés par leurs parents et par la production. La part d’audience a fondu en quelques semaines. Trop banal comme concept. Comment intéresser des téléspectateurs à un drame qu’ils vivent au quotidien ? Trop de réel tue la télé-réalité.
En 2009, 1,4 million d’Espagnols entre 20 et 29 ans étaient à la recherche d’un emploi, soit une augmentation de 52 % par rapport à 2008. Désormais, plus de quatre jeunes sur dix pointent au chômage. Bon nombre de ceux qui ont perdu leur emploi depuis l’éclatement de la crise sont rentrés chez papa-maman.
Vu l’état du marché du travail, ils risquent d’y rester un certain temps, même s’ils ne se contentent pas de flemmarder comme les “ni-ni”. Près de 450 000 d’entre eux auraient repris des études, dans l’espoir d’enrichir leur CV. Et selon une étude de la Fondation Bertelsmann, plus de la moitié des trentenaires auraient pensé à créer leur propre entreprise – seulement 6 % l’ont fait.
La timide émancipation dont avait fait preuve la jeunesse espagnole, au cours de la dernière décennie, est terminée. Entre 2002 et 2007, le pourcentage d’Espagnols prenant leur indépendance avant l’âge de 30 ans, était passé de 35 % à 45 %. Depuis deux ans, la courbe a repris la pente qui était la sienne, avant l’embellie économique.
Portée par l’euphorie de la croissance et de l’argent facile, cette génération a accédé au rêve de tout Espagnol, de devenir propriétaire. Malgré leurs emplois sous-qualifiés et souvent précaires, les banques ont accordé sans sourciller à ces jeunes des prêts sur 35, 40 ou 50 ans. Selon les statistiques du Conseil pour la jeunesse de l’Espagne (CJE), un jeune couple devait consacrer en moyenne 51,2 % de son revenu au financement de son appartement.
En dépit du soutien des familles, tout s’est écroulé avec l’éclatement de la bulle immobilière. Ces jeunes endettés sont devenus, pour les sociologues, la “génération H”, comme hypothèque. Une expérience qui n’est pas de nature à développer l’enthousiasme chez leurs petits frères de la “génération ni-ni”.