Robert C. Davis, l’auteur de Christian Slaves, Muslim Masters, a essayé de chiffrer le nombre des victimes européennes de la piraterie barbaresque. Il conclut : « Entre 1530 et 1780, il y eut presque certainement un million et peut-être bien jusqu’à un million et un quart de chrétiens européens blancs asservis par les musulmans de la côte barbaresque ». Cela dépasse considérablement le chiffre généralement accepté de 800.000 Africains transportés dans les colonies d’Amérique du Nord et, plus tard, dans les Etats-Unis.
Illustration: Le pirate Barberousse
Pourquoi y a-t-il si peu d’intérêt pour l’esclavage en Méditerranée alors que l’érudition et la réflexion sur l’esclavage des Noirs ne finit jamais ? Comme l’explique le professeur Davis, des esclaves blancs avec des maîtres non-blancs ne cadrent simplement pas avec « le récit maître de l’impérialisme européen ». Les schémas de victimisation si chers aux intellectuels requièrent de la méchanceté blanche, pas des souffrances blanches.
Cadre temporel
Les débuts de la piraterie barbaresque sont difficiles à situer, car ils s’insèrent dans un cadre méditerranéen qui pratique la piraterie et l’esclavage depuis l’Antiquité. En revanche, la fin en est datée précisément : c’est la conquête française de l’Algérie qui met un terme au honteux trafic.
Eradiquer la piraterie de la côte des Barbaresques avait été un enjeu constant pour les Européens pendant trois cents ans. Des bombardements du port d’Alger s’étaient produits à différentes époques, non sans résultat pour un temps, mais sans apporter de solution définitive. Laissée libre, Alger reconstituait sa marine.
Des bombardements américain et anglais avaient eu lieu en 1815 et 1816. Ils avaient eu quelque effet. D’où les tentatives qui sont faites en permanence pour faire croire que la marine algéroise n’existait plus en 1830 au moment de la conquête française, ce qui est totalement infirmé par Albert Devoulx, auteur de La Marine de la Régence d’Alger ; ce dernier, qui possède la double qualité d’archiviste professionnel (il a retrouvé et analysé, entre autres précieux documents, le registre des prises des pirates d’Alger) et de témoin (il a interviewé l’un des derniers capitans d’Alger), est une source majeure qu’on s’étonne de ne pas voir citer plus souvent. Devoulx a tenté un chiffrage de la force navale algéroise pour les périodes où des données étaient disponibles. Il montre qu’à la veille de l’intervention française, la marine algéroise, quoique mise à mal par les bombardements de 1815 et 1816, n’était en rien détruite, ni même à son plus bas historique. Elle avait même opéré une belle remontée entre 1817 (7 navires) et 1827 (16 navires).
Cadre géopolitique
La côte des Barbaresques correspond au Maghreb actuel. Cette région est sous domination turque (à l’exception du Maroc, resté indépendant). Toutefois, la Sublime Porte a du mal à se faire obéir de ses vassaux, qui sont en fait semi-indépendants ; le terme de “Régences” s’est imposé pour désigner les pouvoirs en place à Alger, Tunis et Tripoli. Ce sont trois redoutables marchés d’esclaves, chacun avec sa spécificité : Alger est la plus tournée vers l’esclavage blanc. Tunis cherche à pratiquer aussi le commerce, d’où des manières extérieures plus amènes. Tripoli, “port de mer et port du désert“, est un marché d’esclaves total, où convergent la marchandise noire, venue du désert, et la blanche, venue de la mer. Au Maroc, Salé n’est pas une régence, puisqu’elle n’est pas vassale de la Turquie.
Le corso barbaresque s’insère dans un cadre étatique (l’Empire ottoman et ses Régences indisciplinées) toujours assez fort pour protéger le pirate et toujours trop faible pour s’en faire obéir et le réguler. Il s’insère aussi dans le cadre d’une religion empreinte de juridisme, mais sans que ce juridisme apporte la moindre diminution de la violence, puisque précisément l’Infidèle, à la base, n’est pas sujet de droit, ce qui réduit à l’état de chiffon de papier les couteux “Traités de paix” que les puissances occientales peuvent conclure avec la Sublime Porte et ses Régences.
Dans les Régences barbaresques, le régulateur est introuvable. Ni l’autorité étatique, ni l’autorité religieuse ne jouent ce rôle bien que l’État soit présent pour faciliter la prédation (les puissances européennes n’auraient pas laissé subsister les Régences si la Sublime Porte n’avait pas été derrière), et l’autorité religieuse de même (avec l’idée de Jihad permanent). Dans les rares cas où Constantinople a l’envie et le pouvoir de faire respecter les traités de paix qu’elle a passés avec les pays chrétiens, il reste aux pirates la ressources d’opérer à partir de Salé. Le système est conçu de telle sorte que, pendant les traités de paix (payants, et même payés plusieurs fois puisqu’il en faut avec chaque régence séparément), les prises des pirates continuent.
Cadre idéologique
Nous sommes en pays musulman, et la piraterie est paperassière et faussement juridique. L’idée est d’imiter, tout en le vidant de son contenu, le système de course régulée qui prévaut dans l’Europe atlantique, et où le corsaire, dûment habilité par une lettre de marque, n’attaque que les navires ennemis en temps de guerre dûment déclarée, et rend compte de chaque capture devant un Tribunal des Prises.
Sur la côte des Barbaresques, la régulation de la course est une fiction : la lettre de marque n’existe pas ; le tribunal des prises se limite au dey, qui est payé à la part de prise et n’a donc pas intérêt à contester la validité des captures ; la guerre n’a pas besoin d’être déclarée ; avec des non-musulmans, elle est l’état de base ; elle peut être interrompue par un pseudo-traité de paix, mais celui-ci n’est qu’une trève utilitaire et peut être remis en cause dès qu’il gêne, conformément aux règles du jihad.
Le diplomate Laugier de Tassy a relaté la façon dont se passe la rencontre entre un barbaresque et un navire de commerce d’un pays ami. Le capitan n’a pas le droit d’interprêter les traités de paix de façon “laxiste”. Il arraisonne donc le navire et lui demande de l’accompagner en Alger pour vérifications.
Celles-ci se déroulent devant le Consul du pays concerné. S’il s’avère que le navire n’aurait pas dû être arraisonné, on le laisse repartir, ou du moins on laisse repartir les passagers. Pour les marins, il leur faut prouver, oui, prouver, qu’ils ne se sont pas défendus, car alors, cet “acte de guerre” évident les rendrait bons pour l’esclavage.
A supposer donc, que, bien que protégé en principe par un coûteux traité de paix, le navire se soit laissé arraisonner sans résistance et conduire en Alger ; à supposer que les autorités du pays aient bien voulu reconnaître qu’il avait vocation à être libéré avec tout ou partie de ses occupants, il n’est pas pour autant tiré d’affaire, car la “paix” peut être rompue à tout moment, comme Laugier de Tassy nous l’explique :
En 1716, nous dit-il, les corsaires ne faisaient presque plus de prises. Donc :
“La milice fit assembler le Divan, où elle représenta qu’il ne se rencontraient plus de batiments ennemis à la mer. Que tous ceux qu’ils trouvaient étaient français, anglais ou hollandais ; que, le pays ne pouvant se soutenir sans faire de prises, il fallait déclarer la guerre à une des trois nations à la pluralité des voix.”
C’est la Hollande qui est choisie.
“On arrêta donc en même temps un navire de cette nation qui était dans le port”
Le Dey en est bien désolé pour le Consul de Hollande, un homme qu’il apprécie :
“Il donna au Consul autant de temps qu’il en voulut pour rêgler ses affaires, il le consola et le plaignit. Ce consul était fort aimé du Dey, et il avait une réputation bien établie parmi les Chrétiens, les Turcs et les Maures.”
Le Consul de Hollande est traité avec tous les ménagements possibles, mais les marins hollandais entrés en amis dans le port sont dirigés vers les bagnes d’Alger.
SOURCES :
Jacques Heers, Les Barbaresques, de très étranges pirates, Perrin, aout 2001
Robert C. Davis, Christian Slaves, Muslim Masters: White Slavery in the Mediterranean, the Barbary Coast, and Italy, 1500-1800, Palgrave Macmillan, 2003