La Régence d’Alger, redoutable nid de pirates barbaresques et important marché aux esclaves, a été décrite tout au long de son existence par plusieurs Européens, esclaves ou diplomates. On citera parmi eux Diego de Haedo (esclave vers 1580) , Emanuel d’Aranda (esclave en 1640 et 1641) , le Chevalier d’Arvieux (diplomate en poste en Alger en 1673 ; conseiller de Molière pour le Bourgeois Gentilhomme) et Jacques-Philippe Laugier de Tassy (diplomate en poste en Alger en 1718).
Nous renvoyons aux ouvrages de ces témoins accessibles en sources.
Les forces politiques
Les principales forces politiques d’Alger sont l’Odjak (milice) des Janissaires et la Taiffa (corporation) des “raïs” (capitans), toujours en rivalité l’une avec l’autre. Le maître d’Alger est souvent introuvable ; la ville est souvent une “régence” sans régent indiscutable ; le pouvoir se partage, dans des proportions différentes selon les époques, entre le Pacha (représentant de Constantinople), l’Agha (chef des janissaires) et le Dey (chef des capitans). Le maître d’Alger navigue entre les forces en présence.
On distingue quatre périodes dans la Régence (et quatre types relativement différents de “Régents”) :
Epoque des Beylerbeys (1529-1587) : ce sont des gouverneurs nommés par Constantinople, loyaux à la Sublime Porte, et de fortes personnalités
L’époque des Pachas triennaux (1588-1659) : ce sont toujours des gouverneurs nommés par Constantinople, mais pour trois ans seulement ; arrivant sans connaître le terrain parmi les redoutables janissaires et pirates, ils tentent de rester en vie et si possible de récupérer l’argent qui leur a permis d’acheter leur charge
L’époque des Aghas (1659-1671) : à force que les pachas tremblent devant les Janissaires, il fallait bien que ces derniers finissent par installer directement un des leurs au pouvoir, ce qui fut le cas pendant la période dite “des Aghas”
L’époque des Deys (1671-1830) : l’époque des Deys se caractérise en principe par un transfert du pouvoir à l’autre grande caste militaire d’Alger, celle des Raïs (capitans)
Tous ceux qui arrivent en Alger volontairement, qu’il s’agisse du Régent, de janissaires ou de renégats européens, sont attirés par les possibilités d’enrichissement rapide qu’offre la ville. Sous le vernis des différences de classe sociale ou de religion, tous sont des aventuriers.
La population
A la grande époque de la piraterie, Alger est un peu turque mais pas vraiment : son lien de vassalité avec Constantinople ne cesse de se distendre. Elle pourrait être un peu algérienne par le droit du sol mais elle a fort peu de relations avec son arrière pays.
Elle pourrait être un peu européenne selon le droit du sang : outre les esclaves amenés de force, elle attire les mauvais garçons de toute l’Europe et leur doit sa connaissance des techniques de navigation modernes et donc sa dangerosité. Mais il est clair qu’elle n’a rien d’européen par le droit du coeur.
En fait, elle constitue, avec les autres régences barbaresques, une entité autonome entièrement dédiée à la piraterie et structurée par l’islam. Cette religion, avec sa théorie du jihad permanent, offre un cadre idéal à l’épanouissement d’une piraterie paperassière et administrée, mais pas pour autant régulée.
La Régence d’Alger, capitale du corso barbaresque sème la terreur sur les mers du XVI ème au XIX ème siècles. C’est une vassale très remuante de l’Empire ottoman, un nid de pirates, un marché d’esclaves, principalement blancs, et une ville ingouvernable habitée par une population très hiérarchisée se décomposant comme suit :
Les Turcs, arrogants et brutaux, sont recrutés parmi les pires brigands de Turquie et tiennent le haut du pavé à Alger ; ils sont en général célibataires, à la fois parce que Constantinople décourage leur mariage et parce que les femmes turques refusent de venir en Alger ; leurs amours se déroulent soit avec des esclaves chrétiennes, soit entre hommes ; s’ils viennent à épouser des femmes musulmanes indigènes, leurs enfants, les Kouloughlis, conservent un statut inférieur ; dans le contexte d’Alger, les Turcs sont bien entendu libres, mais on les appelle quand même des Janissaires ; ce sont les vrais maîtres d’Alger, puisqu’à toutes les époques le principal souci du Régent, qu’il soit Pacha, Agha ou Bey, sera d’assurer leur solde ; cependant, et paradoxalement, à partir de la période dite des Aghas (1659-1671) , Alger se veut indépendante de Constantinople ;
Les “Maures”, “naturels du pays” selon d’Arvieux, n’ont aucune part dans le gouvernement ; probablement faudrait-il distinguer ici entre Arabes et Berbères, mais les auteurs d’autrefois ne le font pas, et l’on se gardera d’avancer sans sources sur ce terrain ;
Les Juifs autochtones occupent le bas de l’échelle sociale et sont soumis à des mesures vexatoires (habits noirs, quartier réservé) ; les juifs étrangers se livrant au commerce international, appelés “juifs chrétiens”, ne sont pas soumis à ces mesures ; ils s’habillent à l’européenne, vivent où ils veulent, font juger leurs litiges par le Consul de France et sont les maîtres du commerce international ; les prises des capitans sont vendues dans toute l’Europe par l’intermédiaire de leurs cousins de Livourne (port franc près de Pise en Italie, capitale du recel et de l’argent noir pour les pirates des deux bords) ; certains juifs ont été expulsés d’Espagne à l’occasion de la Reconquista, et partagent le désir de vengeance des Morisques ;
Les Morisques gardent le souvenir du temps d’avant la Reconquista, quand ils habitaient l’Espagne ; ils sont particulièrement haineux envers les chrétiens, particulièrement avides de vengeance, et capables de l’exercer puisqu’il connaissent les côtes d’Espagne et peuvent indiquer où opérer des razzias ; leur processus d’expulsion de l’Espagne s’étend sur deux siècles et la haine se capitalise en boucle : plus ceux restés en Espagne (ou récemment immigrés en Alger) servent d’indicateurs pour les razzias, plus les expulsions se multiplient par représailles (ou par simple mesure de sécurité), plus la haine envers l’Espagne augmente, plus elle incite les Morisques des deux rives à aider aux razzias (ici, la boucle est bouclée et l’on repart : les razzias entraînent de nouvelles expulsions).
Les Européens constituent une part considérable de la population d’Alger, soit comme esclaves, soit comme renégats (“Turcs de profession”) ; ces derniers, paradoxalement, constituent (plus au début qu’à la fin tout de même) une grande part de la piraterie algéroise ; il s’agit souvent d’esclaves qui ont réussi à sortir de leur condition, mais aussi, plus souvent qu’on pourrait croire, d’immigrés volontaires ; pour un gredin doué pour la navigation, Alger est pleine de promesses ; l’Européen qui se convertit à l’Islam est considéré comme Turc, ce qui lui donne le statut le plus élevé possible dans la Régence d’Alger ; aucun poste ne lui est fermé, pas même celui de Régent ; à ces stratégies individuelles, on ajoutera des phénomènes politiques ayant entraîné des immigrations par vagues en provenance de certaines origines à certaines époques (Corses préférant être musulmans que Gênois ; Anglais et Hollandais à l’époque où Alger était le meilleur point de départ possible pour attaquer les galions espagnols ; anciens Chiens de Mer d’Elisabeth première d’Angleterre ayant perdu leur lettre de marque sous Jacques 1er) ; la composante européenne de la ville n’est en rien marginale ou passagère ; l’Islam n’est pas particulièrement un obstacle, au moins pour ceux qui viennent du nord de la Méditerrannée ; des caractéristiques telles que l’esclavage ou la polygamie ne sont pas répulsives pour tout le monde (tout dépend si l’on s’identifie au prédateur ou à la victime) ; le capitan renégat, qui risque gros s’il est jugé en Europe, a vocation à rester en Alger, contrairement au janissaire turc venu pour faire fortune rapidement (s’il le peut) et repartir ; les Européens sont partout, y compris au coeur de la structure familiale algéroise, à condition de ne pas oublier de voir les femmes (ni leurs amants) : le janissaire dissuadé d’épouser une musulmane du pays fait souche avec une esclave chrétienne ; l’esclave domestique chrétien, supposé invisible, rencontre librement les femmes des familles musulmanes les plus fermées à leurs voisins, et fait plus d’une fois souche sous le nom de son maître ; pour autant, c’est bien l’islam qui structure ce nid de pirates.
L’ensemble compose une population des plus étranges, dont une majorité a vocation à mourir rapidement (esclaves de rame, femmes répudiées jetées à la rue, fillettes accouchant à 11 ou 12 ans), à vivre en célibataires (esclaves, janissaires), à séjourner provisoirement (pachas triennaux, esclaves de rachat), ou à ne faire souche que dans des conditions irrégulières (esclaves domestiques, janissaires dissuadés de se marier sur place). L’homosexualité est à peu près institutionnalisée et pratiquée bien au-delà de la minorité de personnes qu’elle attire naturellement. En Alger, les femmes sont absentes ou enfermées, les janissaires sont souvent célibataires, et les esclaves, que leurs maîtres oublient souvent de nourrir, cherchent des ressources où ils peuvent. Ces circonstances créent à la fois une offre et une demande de prostitution masculine.
A ces données démographiques déjà peu favorables à la reproduction, on ajoutera les pestes récurrentes ; et pourtant, la population de la ville se maintient, largement du fait de l’immigration volontaire ou forcée ; Alger conserve son pouvoir de nuisance.
La ville, sous perpétuelle menace d’une attaque européenne, est enfermée dans ses remparts, et l’entassement y est évident. A peu de distance, les familles riches ont des maisons de campagne où elles peuvent prendre l’air.
SOURCES :
Relation de la captivité et liberté du sieur Emanuel d’Aranda ; lisible en ligne : Emanuel d’Aranda relate sa captivité en un style moderne et facile à lire.
Algérie Ancienne : Ce site absolument encyclopédique contient les ouvrages de Diego de Haedo, du Chevalier d’Arvieux et de Philippe Laugier de Tassy, qui ont tous vécu en Alger soit comme esclaves soit comme diplomates ; il n’est malheureusement possible de placer de lien que vers la page d’accueil du site et non vers les pages intérieures ; vous devrez donc fouiller un peu vous-même pour lire ces ouvrages en ligne.