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François-Pierre de La Varenne (1618-1678) est le plus célèbre cuisinier du XVII ème siècle, emblème s’il en est de la grande cuisine. Parmi ses employeurs, il y a eu le ministre Louvois : La Varenne a donc eu, en principe, l’occasion de cuisiner pour Louis XIV. Empreinte de mesure et d’esprit classique, sa cuisine est noble mais sans fioritures, et ses recettes sont souvent très réalisables et même parfois économiques. Nous lui consacrerons donc plusieurs articles, car il y a beaucoup à prendre chez lui. Son livre, Le Cuisinier François, a connu plusieurs éditions, la première en 1651 et la dernière (du vivant de l’auteur) en 1680. 

LES BASES

Les crèmes

La Varenne nous indique quatre recettes de crème, qui préfigurent ensemble les modernes crèmes patissière et crème frangipane sans leur correspondre exactement.

La Crème des pâtissiers est une sorte de crème pâtissière non sucrée.

La Crème de carême en constitue une variante pour le carême : les amandes y remplacent les oeufs.

Ces deux crèmes intéresseront les amateurs de pâtisseries salées. Mais, pour la pâtisserie sucrée, La Varenne ne les utilise pas telles quelles. Il leur ajoute sucre, amandes, eau de rose ou de fleur d’oranger ; nous trouvons donc plus simple d’utiliser directement la crème fine, qui comporte déjà ces ingrédients. Réalisée avec seulement quatre cuillerées de farine, elle est d’une délicatesse extrême.

La “Crème qui est plus fine” est une sorte de frangipane (au sens moderne) qui serait aromatisée à l’eau de rose au lieu d’extrait d’amande amère.

La “franchipanne” ne fait pas l’objet d’une recette indépendante, mais nous est décrite à l’occasion de la recette de la mystérieuse “tourte à la franchipanne”. C’est une crème des plus délicates ; la farine n’y figure qu’à l’état de pincées ; on serait tenté de la décrire comme une crème anglaise réalisée avec de la crème au lieu de lait, mais la forte présence de pistaches l’épaissit trop pour que ce nom moderne convienne.

La pâte feuilletée

La Varenne utilise couramment la pâte feuilletée pour des tourtes ou des tartes (ces dernières ayant le fond plus épais pour accueillir sans dommage des appareils semi-liquides de type flan). Ses pâtisseries sont recouvertes d’une seconde abaisse formant couvercle, ou parfois de bandes de pâte entre-croisées. L’abaisse du dessus comporte un trou pour laisser échapper la vapeur et pour ensuite verser après cuisson des ingrédients de finition. Le dessus est doré à l’oeuf mais non les bords (ce qui pourrait empêcher la pâte feuilletée de bien monter).

LA CRÈME FINE ET SA TOURTE

La crème

Nous reprenons le texte même de La Varenne :

“1 Prenez par exemple un quarteron (note : en principe un quart de livre, donc 125 grammes) d’amandes douces pelées, et les pilez dans un mortier, et y ajoutez peu à peu un bon quarteron ou pres d’une demie  livre de sucre ;  incorporez-les ensemble en y ajoutant de fois à autre un petit peu d’eau de  rose.

(Note : ce lien donne accès à une vidéo montrant la réalisation d’une pâte à pistache moderne : mondage  ; écrasement au mortier pilon et incorporation du sucre ; les gestes indiqués restent évidemment valables avec des amandes).

2 Quand les amandes seront apprêtées de la sorte, il faut avoir une chopine (note : environ un demi-litre) de lait selon la mesure des laitières, et quatre œufs frais ; cassez vos œufs, et mettez seulement les jaunes dans une écuelle, et les délayez avec un peu de lait, puis  on les versera dans la pâte d’amande pour les mêler ensemble.

3 Lors, vous prendrez autant de fleur de farine, qu’il en pourra tenir quatre fois dans une cuillère d’argent, délayez-la avec une partie de votre lait comme si c’était pour faire de la bouillie ; et;lorsque cette farine sera détrempée parfaitement, on y versera le reste de la chopine de lait, puis on la fera cuire en façon de bouillie (note : sans cesser de remuer la préparation à la cuillère en bois) ; il faut réserver un peu de lait, afin d’en remettre dans cette bouillie si elle devient trop épaisse en cuisant.

4 Quand cette bouillie sera à demi cuite, versez y votre appareil d’amandes, et remuez bien le tout pendant qu’il cuira, et le salez aussi (note : il s’agit bien sur de la petite pincée de sel des préparations sucrées).

5 Et lors que cet appareil sera cuit et épaissi en consistance suffisante (c’est à dire après quelques bouillons) , il faudra le verser dans une écuelle et laisser reposer cette crème jusque au jour suivant, ou pour le moins jusques à ce qu’elle se soit prise en façon de gelée : en sorte que vous puissiez la couper avec un couteau, comme de la paste, ou de la gelée.”

(Note : La Varenne prend toujours cette précaution avec les préparations comportant beaucoup d’amandes : il les prépare séparément du plat qu’elles intégreront ensuite et il les laisse refroidir ; de la sorte, elles révêlent leur pouvoir épaississant dans toute son étendue et permettent au cuisinier de rectifier si nécessaire, et de n’utiliser ensuite qu’un ingrédient sans surprise.

Il nous parait cependant imprudent, du point de vue de l’hygiène, de garder la crème jusqu’au jour suivant, même au frigo ; il suffit qu’elle refroidisse pour montrer s’il faut en corriger l’épaisseur.

La quantité d’amandes broyées qu’il s’autorise à mettre dans ses tartes sans prendre cette précaution est décrite par lui comme “gros comme un oeuf”)

La tourte

Autre tourte à la cresme tres-delicate

“Graissez légèrement une tourtière avec un peu de bon beurre frais, puis on garnira cette tourtière avec une abaisse de pâte fine ou de feuilletage, puis vous remplirez suffisamment cette abaisse avec de la crème fine de pastisserie ;  on peut y adjoûter la grosseur d’un œuf ou de deux de très bon lard gras (note … euh … les goûts on changé, je crois ; plutôt du beurre, pour moi) râpé avec une râpe ou avec un couteau ;vous pouvez aussi y ajouter de l’écorce de citron confite taillée en petits morceaux ; il ne restera plus qu’à façonner le  dessus de la tourte avec de petites bandes de pâte, puis on la fera cuire.”

LA “FRANCHIPANNE” ET SA TOURTE

La crème “franchipanne”

La tourte à la franchipanne

“1 Mettez dans un poëslon une chopine (note : un demi-litre) de cresme (note : liquide) de laict qui soit douce, & qui ne soit point battuë ; adjoûtez-y quatre jaunes d’œufs, une petite pincée de sel, & deux pincées de fleur de farine, delayez ensemble toutes ces choses, & les faites boüillir sur le feu pres d’une demie-heure (note : ou jusqu’à épaississement suivi de quelques bouillons), & remuez tousjours cet appareil jusques à ce qu’il soit espois comme de la boüillie lors qu’elle est cuite.

2 Quand cette boüillie sera cuite, on la versera dans une écuelle : & lors qu’elle sera refroidie à demy, vous y adjoûterez un quarteron (note : 125 grammes) de pistaches pelées dans de l’eau chaude comme des amandes, puis bien battûes ou pilées grossièrement dans un mortier de marbre, comme si c’estoit pour faire du macaron ; adjoûtez-y aussi un bon quarteron & demy de sucre en poudre, une pincée de canelle battuë, une tranche ou fueille d’escorce de citron confiter dechiquettée en petits morceaux, une vingtaine de grains de bon pignon, & une bonne pincée de raisin de Corinthe : on peu encore y adjoûter en mesme temps un peu d’ambre gris & de musc (euh … on s’en passera) destrempez dans une petite demie cueillerée d’eau de fleur d’orange ou d’eau rose, & gros comme la moitié d’un œuf de moësle de bœuf escachée (écrasée) , & mesler ensemble toutes ces choses, & en garnir la tourte autant qu’il sera besoin.”

La “tourte à la franchipanne”

La “tourte à la franchipanne”, dont vous avez la recette au bout du lien, se caractérise par un complexe pliage de la pâte feuilletée, dans lequel certains voient la préfiguration du mille-feuilles. Tenter sa réalisation est nettement au dessus de mes capacités. Je ne m’y lance pas. J’en parle à titre documentaire. La crème “franchipanne” peut cependant très bien être utilisée dans un feuilletage classique.

D’AUTRES TOURTES ET TARTES SUCREES

Recettes tirées de l’édition de 1651

Tourte de pistaches

“Vos pistaches étant mondées, faites les battre, et de peur qu’elles ne s’huilent, arrosez les avec eau de fleurs d’orange, ou autres de senteur ; faites fondre autant de beure que de pistaches, et  prenez autant de sucre, peu de sel et de mie de pain blanc passé, ou une goutte de lait ; puis tout étant bien délayé ensemble, mettez le dans vne abaisse de pâte bien fine, la tourte et l’abaisse fort déliées (note : c’est-à-dire : très fines) ,  faites la cuire, et la servez chaude et arrosée de telle eau de senteur que vous voudrez.”

Note : ce lien donne accès à une vidéo montrant la réalisation d’une pâte à pistache moderne : mondage des pistaches ; écrasement au mortier pilon et incorporation du sucre ; il manque quelques ingrédients par rapport à la recette de La Varenne, mais les gestes principaux sont indiqués.

Tourte d’amandes

“Elle se fait de même sorte, hormis que,  pour l’arroser, vous y mettez du lait au lieu d’eau de senteurs.”

Tourte de poires.

“Pelez vos poires, et les coupez fort déliées ;  faites les cuire auec eau et sucre. Etant bien cuites,mettez y peu de beurre bien frais ;  battez le tout enfemble, et le mettez dans voftre abaisse fort déliée ; bandez la si vous voulez, et la faites cuire ; étant cuite, arrosez la d’eau de fleurs, la sucez et servez.”

Tourte de citrouille.

“Faites la bouillir avec de bon lait,  et la passez fort épaisse, et la mêlez avec sucre, beurre, peu de sel et, si vous voulez, un peu d’amendes pilées ; que le tout fort délié ;  mettez le dans votre abaisse ; faites la cuire ; étant cuite, arrosez la de sucre et servez.”

Tourte de melon.

“Rapez votre melon,  le pilez dans un mortier ; faites fondre du beurre, et le mettez avec du sucre, un brin de poivre, sel, et un macaron; mêlez le tout ensemble et garnissez en votre abaisse ; faites la cuire ; servez sucrée.”

Recettes tirées de l’édition de 1680

Tourte de citrouille, de courge ou de melon

1 raper le fruit ; le faire cuire  à demi dans de l’eau ou du bouillon de viande ; le passer à l’étamine ou ai chinois pour éliminer toute trace de chair et avoir les sucs de fruit sans la purée ;

2 ajouter 125 grammes de sucre ; une pincée de canelle ; une pincée de sel ; et, au choix, certains de ces ingrédients (pas tous !) : écorce de citron confit en petits morceaux, crème de patissier (ou, hors Carème, deux jaunes d’oeuf crus), mie de pain (ou macaron ou biscuit) écrasé (e), la grosseur d’un oeuf d’amandes douces écrasées, du fromage frais non écrémé ;

3 mélanger en farce les ingrédients choisis en ajoutant un peu de lait si nécessaire ;

4 mettre l’appareil dans une abaisse ; le recouvrir avec une autre ; dorer à l’oeuf ; faire cuire

5 sucrer et arroser d’eau de rose

Tourte d’herbes

1 préparer les herbes (épinards, vert de bettes, laitue) ; elles doivent être bien essorées, bien hachées en pâte et bien intégrées à la préparation ; dans l’idéal, elles la verdissent sans qu’on les reconnaisse. La quantité d’herbes est “la grosseur de deux oeufs” (donc assez peu importante) ;

2  ajouter : la grosseur d’un oeuf de beurre frais fondu, une poignée de sucre, une pincée d’épice douce, une pincée de cannelle, une pincée de sel ; la grosseur d’un oeuf de mie de pain blanc émietté (ou biscuit ou macaron ou amandes douces pelées et pilées au mortier) ; un tiers de zeste de citron ; crème de patissier (on remplacera par deux jaunes d’oeuf) ; facultativement : fromage blanc (la grosseur d’un oeuf), pignons et raisins de Corinthe ;

3 mettre dans la pâte ; faire cuire une petite demi-heure ; un peu avant la fin de la cuisson, poudrer de sucre et de quelques gouttes d’eau de rose ; remettre au four un petit moment ; puis retirer la tarte du four et poudrer encore une fois de sucre.

Tarte au fromage :

Garnies avec un appareil composé de fromage mou non écrémé ; un peu de fromage affiné rapé ; sel ; 125 grammes de beurre fondu ; le jaune d’un ou deux oeufs

LES CREMES MODERNES

Bien qu’aucune des crèmes de La Varenne ne soit exactement une crème patissière, on a intérêt à connaître les gestes de cette dernière recette, indiqués sur cette vidéo.

Les recettes modernes ne sont pas supérieures à celles de La Varenne, mais elles sont plus adaptées aux contraintes des professionnels de la pâtisserie.

On se référera aux recettes du très fiable Chef Simon, qui nous indique en images :

Sa recette de crème pâtissière

Sa recette de crème d’amandes (et sa recette de galette des rois par la même occasion), sachant que la frangipane moderne se définit comme un mélange de 2/3 de crème pâtissière et de 1/3 de crème d’amandes.

Sa crème anglaise ; sa crème anglaise “rebelle” (sans blanchiment des oeufs) ; sa crème anglaise “ratée et sauvée” : il l’a faite cuire (volontairement) plus que dans la recette classique, obtenant une crème en apparence trop coagulée, mais qu’il rattrapa aisément en la mixant, pour un résultat final meilleur. Cette expérience rejoint les gestes de La Varenne, qui fait cuire ses crèmes sans états d’âme.



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