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C’est l’une des faces les plus stupéfiantes de la crise irlandaise : l’île est jonchée de lotissements vides et de bureaux laissés déserts, symboles de la bulle immobilière qui vient d’éclater.
Sur les cartes les plus récentes de Dublin, Clongriffin n’existe pas encore. Construit dans une banlieue cossue du nord de la capitale irlandaise, ce «centre-ville» flambant neuf est pourtant déjà mort. A l’entrée, une palissade noire court le long de main street, la «rue principale», et dissimule un grand terrain vague. Des panneaux promettent depuis 2007 l’ouverture d’un centre commercial, qui ne verra jamais le jour.
Un rapport publié en octobre a recensé plus de 2800 de ces cadavres sur l’île. En tout, ce sont 23.000 maisons ou appartements qui sont terminés, et vides pour la plupart. Quelque 20.000 autres sont jugés «presque achevés» ou «restés au stade de chantier». Autant de cicatrices d’une redoutable crise partie, comme aux États-Unis ou en Espagne, des folies l’immobilier. Si Dublin n’est pas épargné, l’intérieur de l’île (les comtés de Longford et Leitrim, en particulier, dans le nord-ouest) est encore plus touché par ce phénomène.
Au bout de la rue, la place centrale est entourée de bâtiments modernes, de béton et de verre, tous déserts: aucun de ces bureaux n’a trouvé preneur.
Une pharmacie et un magasin d’alcools se sont installés, un peu plus loin. Ailleurs, il n’y a que de sinistres panneaux «coming soon» auxquels plus personne ne croit. Des habitants rasent les murs au compte-gouttes. Grand silence. Un bus, toutes les dix minutes, quitte la place, vide deux fois sur trois, pour rejoindre le centre de Dublin.
Dans ce paysage de carcasses vides et de terres abandonnées, les immeubles d’habitation, eux, commencent à se remplir. «Il faut encore que des magasins ouvrent, et cela deviendra un peu plus normal», veut croire Cian, 17 ans, en uniforme bleu nuit, de retour du lycée. «Mais c’est vrai qu’on ne sait pas encore quand ils vont ouvrir. Pour l’instant, c’est très calme.» Il a emménagé en début d’année avec ses parents, qui ont voulu profiter de l’effondrement des prix immobiliers pour changer de quartier. Depuis, rien n’a vraiment bougé à Clongriffin.
Cette ville nouvelle, peut-être l’une des seules localités d’Irlande dépourvue du bon vieux «pub», est l’un des symptômes de la crise en cours. C’est une ville en trop, qui ne sert à rien. Les Irlandais appellent cela des «ghost estates». Des lotissements fantômes, plus ou moins terminés, plus ou moins habités. De grands ensembles stupéfiants, qui se visitent comme l’on arpente les décombres d’une catastrophe, en quête d’éventuels survivants.
«La crise irlandaise n’a rien à voir avec la sophistication de la crise américaine et de la mécanique des “subprime”… Ici, c’est une bonne vieille bulle immobilière qui a éclaté. C’est une crise de la demande, qui a entraîné une surproduction, puis un effondrement des prix», résume Terry McDonough, professeur d’économie à l’université de Galway.
Pour cet «hétérodoxe», c’est parce que les salaires n’ont pas été augmentés au fil des ans, parallèlement à la productivité de l’économie, que la demande des ménages s’est tarie.
L’absurdité de la situation atteint des sommets lorsque l’on traverse certains quartiers pauvres de Dublin, qui, eux, attendent toujours d’être rénovés. D’un côté, des promoteurs ont construit partout et à toute allure, pour une clientèle imaginaire. De l’autre, des logements sociaux d’un autre temps ont été oubliés, et leurs habitants, aujourd’hui piégés par l’austérité, sont exaspérés.
«Le défaut de l’État ? Je m’en moque… Moi, je suis en défaut tous les mois, et il me manque déjà de l’argent pour terminer novembre !» Christie, 34 ans, survêtement bleu, habite Dolphin House, une barre d’immeubles dans le sud populaire de Dublin. L’endroit souffre d’une réputation désastreuse (insécurité, trafics de drogue) et la mairie a plusieurs fois annoncé, ces dernières années, la rénovation des lieux. C’était sans compter sur l’austérité, qui a douché les derniers espoirs de lifting du quartier.
A l’extérieur, les bennes à ordures collectives, au-dessus desquelles s’agitent de gros corbeaux, cachent les entrées. Christie travaille à la cantine d’un hôpital voisin. Sa soeur est partie vivre en Australie. Elle l’aurait bien suivie, mais elle a jugé, mère depuis peu, le projet un peu trop compliqué. «Vous savez, ici, personne n’a bénéficié de cette histoire de tigre celtique, dont on nous parle tout le temps. Le tigre, il est passé devant nous, et maintenant, nous sommes baisés. Et ce n’est pas fini.»
Pire encore : le nombre de personnes en attente d’un logement social ne cesse de grimper en Irlande… Ils sont plus de 200.000 à patienter aujourd’hui, alors que des milliers de pavillons de banlieue sont vides. «Pendant toutes ces années de construction effrénée dans le secteur privé, l’État a fortement diminué son investissement dans le logement social», confirme Nat O’Connor, du centre d’études TASC. Aujourd’hui, la situation est explosive. Et une question reste grande ouverte : que va-t-on faire des ghost estates ?