Carottes, poireaux et navets nous donnent l’impression d’être associés depuis toute éternité, tant nous les retrouvons à de nombreuses reprises dans différents plats comme le pot-au-feu, la poule au pot, les potées de nos différentes régions. Ce sont trois plantes européennes autochtones ou importées dès l’antiquité. En théorie, donc, nos légumes-rois de l’hiver auraient pu former équipe depuis 2000 ans? En théorie …
Mais, comme souvent en cuisine, la recette n’a pas l’âge qu’elle parait ; ici, elle est nettement est moins ancienne qu’on s’imagine. En réalité, l’association de ces trois légumes s’est stabilisée au cours du siècle des Lumières. Nous le démontrerons au moyen de deux textes. Nous verrons d’abord qu’à la fin du XVII ème siècle, chez La Varenne, cette association essaie de naître mais n’y parvient pas vraiment. Cependant, cent ans après, la naissance a eu lieu et le bébé est en pleine forme. En effet, à l’époque de la Révolution, l’écrivain Goethe (1749-1832) nous dit grand bien d’un pot-au-feu qu’on lui a servi en Lorraine, peut-être à Bras sur Meuse, et dont la recette est celle d’aujourd’hui. On peut donc conclure, du rapprochement de ces deux textes, que le pot-au-feu (ainsi que ses variantes : potées et poule au pot dans leur forme actuelle) s’est stabilisé et enraciné au cours du XVIII ème siècle.
EN 1680, LA RECETTE SE CHERCHE ENCORE
L’année 1680 voit paraître la dernière édition du Cuisinier françois, de La Varenne, publiée du vivant de l’auteur. Nous y trouvons une recette qui préfigure le pot-au-feu (ou toute autre recette utilisant carottes, poireaux et navets, car le choix de la viande est libre) mais qui n’est pas stabilisée. Elle n’a d’ailleurs pas trouvé son nom moderne : elle s’appelle dans ce livre Potage aux carottes.
Cette entrée en scène tardive ne nous surprendra pas, car la carotte a eu bien du mal à se faire admettre sur les tables gourmandes. En effet, bien qu’elle pousse en Europe depuis l’antiquité, elle ne se distingue pas, à l’origine, du panais ; elle est blanche, filandreuse et peu appétissante. Il a fallu des siècles de sélection pour créer les belles carottes oranges qui nous connaissons maintenant. La Varenne l’utilise peu. Les belles carottes se généraliseront au XVIII ème siècle. Elles doivent beaucoup aux horticulteurs hollandais. Par exception, et malgré l’excellence du potager du Roi, Versailles ne joue (semble-t-il) pas un grand rôle dans l’évolution de la carotte.
De même, à lire les recettes de l’époque, il semblerait que les privilégiés s’y intéressent peu au poireau. Pas par snobisme (Versailles n’était pas snob en matière de légumes ; choux et navets y avaient toute leur place) mais c’est ainsi. Il est vrai que ce désintérêt est plus accidentel que celui porté par le siècle de Louis XIV à la carotte. Le poireau est un légume qui plait en général. Au Moyen-Age, les recettes qui le concernent sont nombreuses. N’empêche : même accidentel, le désintérêt de Versailles pour le poireau, ajouté au peu de mérite des carottes de l’époque (sauf chez quelques horticulteurs de pointe) n’est pas de bon augure pour la naissance du pot-au-feu.
Notre futur pot-au-feu vient donc au monde dans des conditions laborieuses. Nous allons analyser point par point la recette de La Varenne, et nous y observerons notre pot-au-feu actuel dans son processus de naissance, mais tout de même inabouti. Allons y :
Texte :
Potage aux carottes
Mettez au pot un trumeau ou queuë de bœuf …
Commentaire :
Voilà qui voudrait ressembler à du pot-au-feu, dirait-on. Le trumeau est le jarret, un morceau à pot-au-feu aujourd’hui classique.
Texte :
… ou d’autre viande, …
Commentaire :
Ben non, finalement … en fait on ne sait pas trop .. le potage aux carottes peut préfigurer soit le moderne pot-au-feu, soit d’autres plats en fonction de la viande choisie. Ce point de la recette reste ouvert.
Texte
…& quand vous aurez osté l’escume adjoutez-y une poignée ou deux de pois sec, ostant les écailles à mesure qu’elles paroissent …
Commentaire :
On ne sait pas trop ce que ces pois viennent faire ici ; il est vrai qu’à Versailles, ils étaient l’objet d’un furieux phénomène de mode.
Texte :
… & deux ou trois heures avant qu’il faille dresser, vous mettrez au pot du sel à discretion, deux poignées de carottes, avec autant de navets, & deux ou trois poireaux …
Commentaire :
Ah ! si, finalement ! notre trio carotte/poireau/navet est bien là ! Avec en plus notre trumeau de boeuf rencontré plus haut, et même si ce dernier peut être remplacé par une autre viande, notre “potage aux carottes” a clairement des airs de pot-au-feu. Enfin je trouve … euh … facultativement … et provisoirement … car je vous préviens, ça va se gâter.
Texte :
… un petit bouquet de fines herbes, c’est à dire, de thim & de marjolaine ; au lieu de navets & poireau …
Commentaire :
Voilà ! ça c’est gâté ! “Au lieu de …” , lisons-nous ; cette recette en cache donc une autre, et la présence de notre trio de choc est totalement facultative
Texte :
… il suffit de prendre un oignon, de la ciboule, une pincée de sariette, & les mettre au pot une heure avant que les dresser, y adjoutant des herbes douces, comme de l’ozeille, de cerfüeil, de la chicorée ; en la saison des pois verts, on peut y en mettre un litron au lieu de pois secs, les mettant un peu plutost au pot.
Commentaire :
Nous retrouvons là les légumes habituels des bouillons du Grand Siècle ; le lecteur de la Varenne se voit donc donner le choix entre une version de la recette utilisant le trio carotte/poireau/navet, et une autre formule, à laquelle il était plus habitué, utilisant oseille/chicorée/pois et herbes diverses.
Cent ans plus tard, tout a changé, et le pot-au-feu fait son entrée en fanfare, avec son trio de choc en pleine forme.
1792 : GOETHE DECRIT UN POT- AU- FEU QUI POURRAIT ETRE CONTEMPORAIN
En 1792, Goethe participe, côté ennemi, aux guerres de la Révolution. Ses mémoires nous relatent le bon coup de pied au cul que les Français ont donné à l’armée d’invasion dont il faisait partie. Mais ce n’est pas ce qui nous occupe ici. Nous nous contenterons de dire que, logé chez l’habitant au cours de cette retraite, il a l’occasion de manger un pot-au-feu qui a complètement trouvé la forme qu’il a aujourd’hui. Qu’on en juge :
“Au dessus du feu, pendait une grande marmite de fonte, dans laquelle bouillait le mets national appelé pot-au-feu, et j’en suivis les apprêts avec beaucoup d’intérêt. Le boeuf était déjà presque cuit, lorsqu’on mit dans la marmite des carottes, des navets, des poireaux, des choux, et autres légumes semblables. (…) une jeune servante ou soeur de mes hôtes mettait le couvert et posait sur la table une grande terrine remplie de petites tranches de pain blanc. Elle y versa le bouillon de la marmite et nous engagea à venir manger la soupe. Les légumes et la viande complétèrent ce dîner si simple et dont tout le monde cependant pouvait se trouver très heureux.”
Nous constatons que le pot-au-feu est qualifié de “mets national”, et qu’il est perçu comme simple et populaire : il s’est donc enraciné, il s’est fait sa place depuis l’époque de La Varenne. Pourtant, comme nous l’avons dit, certains ingrédients au moins, comme les carottes, sont récents. Nous remarquons aussi qu’il est servi en deux temps comme aujourd’hui : d’abord le bouillon sur du pain, en entrée, puis la viande et les légumes. Ce pot-au-feu pourrait être notre contemporain.
CAROTTES, POIREAUX ET NAVETS DANS DIFFERENTES RECETTES
En cuisine comme en littérature, certains leit-motifs passent d’une “oeuvre” à l’autre. Ils sont en quelque sorte leur vie propre. Tel est le cas de notre savoureux trio, que vous retrouverez dans différents contextes. Voici de quoi alimenter votre carnet de recettes ; vous lerencontrerez :
– dans un classique pot-au-feu (explications en images)
– dans une somptueuse poule-au-pot (vidéo)
– dans une des nombreuses variantes régionales de la potée
– et même dans un aïoli.
(L’illustration représente Goethe et provient de Wikimedia Commons).