La monnaie unique peut-elle disparaître? Et si c’était le cas, que se passerait-il? Sean O’Grady, rédacteur en chef des pages économiques du Independent, imagine le jour fatal où les Etats membres quittent le navire euro.
Berlin, 29 septembre 2013. Angela Merkel remporte haut la main les élections fédérales. “La femme qui a sauvé l’Allemagne” triomphe devant ses partisans rassemblés à la porte Brandebourg.
Après quelques mots de remerciement pour sa victoire sans précédent, la chancelière retire de la poche de sa veste un billet de 100 Nouveau mark et l’agite devant la foule en délire. Le cauchemar de l’euro est bel et bien terminé. Il avait en réalité pris fin deux années auparavant.
Les événements du 26 septembre 2011, “le jour où l’euro est mort” n’avaient pas pu commencer de manière moins spectaculaire. Car le coup de grâce n’avait pas été porté à la crédibilité de la monnaie lors d’un autre jour agité ou de quelque important sommet, mais par des juges siégeant au Tribunal constitutionnel fédéral, à Karlsruhe.
Ce jour-là, dans une salle de conférence mal aérée, décorée d’un simple drapeau allemand, trois magistrats d’un certain âge ont décrété qu’il était “inconstitutionnel” de la part du gouvernement allemand de continuer à financer le reste de l’Europe : “La monétisation des instruments de la dette extra-territoriale enfreint la Loi fondamentale de la République fédérale.” Par ces mots, ils ont sonné le glas de l’euro.
Les plus grosses chutes des Bourses depuis les années 30
La cour constitutionnelle a prononcé son verdict à 11h11. A midi, toutes les banques ou presque de la zone euro fermèrent leurs portes. Les distributeurs automatiques de billet furent bientôt à sec, les déposants pris de panique tentant de récupérer les économies de toute une vie.
A l’image d’un nouveau propriétaire incapable d’honorer le échéances de son crédit immobilier, les conseils d’administration des banques remirent purement et simplement les clés de leurs institutions au Trésor national de leurs pays respectifs. Encore une fois, c’était le problème de l’État. Sauf que les caisses de l’État étaient vides, elles aussi.
Un peu partout sur le continent, les rouages de la formidable machine monétaire internationale se grippèrent. Les problèmes se multiplièrent pour toutes les opérations — mécanisme de paiements pour la compensation des transactions par carte de crédit et de débit, prélèvements automatiques, virements automatiques et chèques – à mesure que les banques refusaient d’honorer les paiements de leurs clients. Les Bourses de Paris, de Francfort et de Londres, puis du reste du monde, enregistrèrent leurs plus grosses baisses depuis les années 1930.
Une nouvelle crise économique profonde semblait inévitable. Le ventes massives d’euros des semaines précédentes tournèrent à la débandade. La vérité éclata enfin au grand jour, même aux yeux de ceux qui ne connaissaient rien à la finance, à savoir que l’euro ne valait rien, parce que sa valeur était maintenant indéterminée.
On allait sauver quelque chose, lors de la reconversion de l’euro dans les monnaies nationales nouvellement rétablies. Mais pour de nombreux épargnants dans l’Union européenne, ainsi que pour les détenteurs d’obligations de banque ou d’État irlandaises, grecques, espagnoles et italiennes, il était impossible de préciser à quelle hauteur. Sauf qu’il leur en resterait moins.
La note de la Grèce inférieure à celle du Malawi
La première fenêtre à céder se trouvait à Madrid, quelques minutes après le saccage du ministère espagnol des Finances. Dans un premier temps, les policiers anti-émeutes et les militaires hésitaient sur l’action à engager, mais quand ils virent les manifestants fourrer des fleurs dans le canon de leurs fusils, ils se rangèrent aux côtés de la foule.
Leurs familles avaient, elles aussi, pâti des mesures d’austérité inefficaces des dernières années. L’État espagnol paraissait ébranlé. Le gouvernement de José Luis Zapatero s’engagea à faire “tout ce qu’il faudrait” pour préserver l’unité de l’Espagne, malgré les troubles qui avaient éclaté dans l’ensemble de la Catalogne.
Le ministre irlandais des Affaires étrangères, Gerry Adams, en mission “de solidarité” à Barcelone, était visiblement mal à l’aise lors de la séance photo organisée dans une banque vandalisée, lorsque l’explosion d’une bombe se fit entendre à l’extérieur.
Les Catalans proclamèrent unilatéralement leur indépendance. En fin d’après-midi, les Premiers ministres d’Estonie et du Portugal annoncèrent leur démission. La note de solvabilité de la Grèce plongea en dessous de celle du Malawi.
Pourtant, les responsables politiques européens n’étaient pas totalement pris au dépourvu. Depuis la première crise de la dette souveraine grecque en mai 2010, ils avaient commencé à “penser l’impensable.”
Après les renflouements successifs de l’Irlande en novembre 2011, du Portugal le mois suivant et de l’Espagne en janvier 2012, le fonds d’aide de l’UE était à court d’argent quand Silvio Berlusconi lança un nouvel appel au secours. Mais la Belgique fut le premier pays à essuyer un refus, au motif qu’elle n’avait pas de gouvernement stable, et qu’elle risquait même de cesser d’exister bientôt. A l’instar des Catalans, les séparatistes flamands saisirent leur chance.
Dans un premier temps, le nouvel euro remplace l’ancien
Maintenant, les dirigeants européens ont mis en place leur “Plan B,” sous la pression de la chancelière Merkel, parce que “l’Allemagne était à bout de patience.” Dans un premier temps, le Nouvel euro a remplacé l’ancien, dont il ne représentait plus que 80 % de la valeur. Toutes les dettes et épargnes seraient ajustées en conséquence, valant désormais beaucoup moins.
Mais les populations des économies les plus faibles n’ont pas fini de souffrir. Car le nouvel euro ne servait qu’à faire la transition vers le rétablissement des anciennes monnaies nationales. De fait, ce n’était rien d’autre qu’une “unité de compte,” un panier de monnaies nationales qui reviendraient prochainement de plein droit, mais qui étaient pour l’instant intégrées dans la nouvelle devise à une valeur fixe — mais dans de nombreux cas, à un taux inférieur qui serait sous peu revu à la baisse.
Lors de l’introduction de ces nouvelles nationales le 1er janvier 2012, le nouvel euro s’échangeait librement contre le nouveau drachme, le nouvel escudo, le nouveau franc belge, la nouvelle peseta, et ainsi de suite. L’ennui était que les citoyens des pays en cause se sont aperçus que les liasses de billets qu’ils achetaient valaient encore moins que les euros, nouveaux comme anciens. Certains avaient perdu au moins 50 % de leur pouvoir d’achat.
En 2013, la Slovénie, la Slovaquie, Malte et la partie de Chypre non occupée par la Turquie, étaient les seuls territoires où circulait encore le Nouvel euro, devenu une curiosité financière plutôt qu’une monnaie de réserve internationale.
Cependant, en Allemagne, en Finlande, en Autriche, aux Pays-Bas et dans quelques autres pays, l’appauvrissement a cessé. Soudain, les ménages y ont constaté une amélioration de leur sort quand ils dépensaient leurs nouveaux marks, marks finlandais, schillings et florins.
« Les pédophiles imbéciles »ne pourront plus « taper sur Sarko »
Le “franc fort 2” de la France tentait de résister face au nouveau mark, avec des résultats mitigés. Lors de “[ma] dernière conférence de presse” en mai 2012, un président Sarkozy à bout de forces a qualifié les journalistes et les spéculateurs qui attaquaient la devise française de “pédophiles imbéciles.” “Messieurs, vous ne pourrez plus taper sur Sarko.” Il avait été battu par Dominique Strauss-Kahn, l’ancien patron du FMI rentré au pays pour briguer la présidence. DSK avait fait campagne en prenant pour slogan : “Je n’ai jamais cru à l’euro.”
Au Royaume-Uni, on assistait dans un splendide isolement à l’agonie de l’euro. Les Britanniques enfin reconnaissants, remerciaient quelque peu les politiques qui avaient su préserver la livre sterling. Une frêle Margaret Thatcher fut amenée dans sa chaise roulante au seuil de sa maison de Belgravia [à Londres] pour qu’elle accepte les hommages d’une petite foule d’eurosceptiques.
Peu après le lancement de l’euro en 1999, un cambiste londonien l’avait surnommé “monnaie papier toilette”. Un peu plus d’une décennie après, on a déjà tiré la chasse d’eau.
La nouvelle a à peine fait la une des journaux de Delhi et de Beijing.