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Dans un article paru dans la Revue Banque de décembre 2010, le commissaire divisionnaire Jean-François Gayraud s’interroge sur « le crime comme dimension cachée de la crise financière ». L’essayiste estime que dans une perspective criminologique, la crise peut s’analyser comme une gigantesque fraude, commise par des criminels en cols blancs. Une fraude systémique, en quelque sorte. Un article qui jette une lumière crue sur les institutions financières américaines.

Les prêts subprime sont à l’origine de la plus grande crise financière, puis économique, depuis 1929. Aux États-Unis, les dégâts sociaux sont immenses : des millions de ménages aux maisons saisies ; l’apparition d’un chômage de masse ; la volatilisation de l’épargne placée en Bourse ; la pauvreté bondissant de 12,5 à 14,3 % de 2007 à 2009. C’est pourquoi les références à la Grande Dépression sont désormais constantes.

Pourtant, personne ne semble plus se souvenir de la « Commission Pecora » du Congrès des États-Unis, dont les auditions (1932-1934) révèlent alors à un grand public indigné les gigantesques malversations financières des « barons voleurs » de l’establishment. Le président Franklin D. Roosevelt se sert habilement de cette indignation générale pour faire voter ses grandes lois réformatrices.

La leçon, tant des auditions sénatoriales que des réformes votées, est claire : des marchés non régulés sombrent inévitablement dans des excès spéculatifs et frauduleux.

Une dérégulation dogmatique des marchés

Pourtant, à partir des années 1980, l’oubli et l’aveuglement reprennent le dessus. L’Amérique et, à sa suite, une partie du monde, se lancent dans une dérégulation dogmatique des marchés, aux conséquences criminogènes. Des incitations et des opportunités inédites de fraudes sont offertes aux acteurs économiques et financiers les moins scrupuleux.

Car la crise des subprime a une histoire. Il ne s’agit pas d’un accident, d’un événement isolé. Elle n’est en effet que le dernier épisode en date d’une longue suite de crises et de faillites criminelles s’étalant sur une génération : la chute des caisses d’épargne (savings and loans), puis celle de nombreuses multinationales dont le géant Enron qui incarne à lui seul le « stade voyou du capitalisme financiarisé ».

Pourtant, avec l’éclatement des bulles immobilière et financière liées aux prêts subprime, les explications classiques ont immédiatement refleuri (les cycles économiques, la cupidité, etc.). Les économistes ont tenté d’expliquer aujourd’hui, avec leurs concepts bien rodés (asymétries des marchés, etc.), ce qu’ils n’avaient su prévoir hier. Avec cependant une certaine gêne, car la science économique a non seulement échoué à prévenir la crise des subprime, mais elle a pour partie contribué à la déclencher, en promouvant une vision irréelle des marchés : efficients donc infaillibles.

Une fraude systémique…

Afin de saisir certaines racines occultées de cette crise, il faut penser en dehors des schémas courants et balisés (par la médiasphère et la bienséance) en faisant appel à la perspective criminologique. Que constate-t-on alors ? La crise des subprime a été une fraude systémique. Ici, le paradigme criminel ne remplit pas seulement une fonction métaphorique. De vraies fraudes, en série (systématiques), ont pollué l’ensemble des marchés immobilier et financier (le système), contribuant à la formation des bulles spéculatives.

Ce qui émerge alors n’est pas banal : des « scènes de crimes » d’ampleur macroéconomique permettant de requalifier cette crise en « subcrimes ».

In concreto, que s’est-il passé ? La longue et opaque chaîne financière des crédits subprime s’était transformée en« chaîne alimentaire » attirant de multiples prédateurs libres de presque toute véritable entrave grâce à la dérégulation. La complexité apparente du système dissimule à peine deux grandes escroqueries.

Entre escroquerie traditionnelle et escroquerie innovante

Dans un premier temps, une escroquerie plutôt traditionnelle et fruste, consistant à inciter des ménages modestes et vulnérables à contracter des prêts qui vont inévitablement les étrangler. Les surnoms de ces prêts résument parfaitement la situation : ils sont dits « menteurs» (liar) ou « prédateurs » (predatory). Les plus faibles de la société américaine, souvent issus des minorités ethniques, sont poussés à s’endetter au-delà de leurs capacités de remboursement, trompés intentionnellement par des professionnels cyniques.

Dans un second temps, une escroquerie cette fois innovante et globalisée, moderne en quelque sorte, consistant à disperser ces prêts douteux en les sortant des bilans des institutions financières. Les prêts subprime-prédateurs sont titrisés. Ces produits financiers toxiques contaminent le système financier américain, puis mondial.

À ce stade, la tromperie est menée de main de maître par ceux assurant de facto la régulation des marchés financiers : les grandes banques d’investissement et les trois principales agences de notation. Banquiers et notateurs s’entendent pour tromper les investisseurs sur la qualité réelle des « produits financiers innovants ».

Et les manœuvres frauduleuses ont continué après le déclenchement de la crise, lors des opérations de « renégociation – modification de prêts » et de saisies immobilières (foreclosure gate).

Le crime en col blanc

Ne nous méprenons pas sur l’espèce criminologique ici en cause. Même si des « gangsters traditionnels » (organized crime) ont su profiter de l’aubaine, les concepteurs et les principaux bénéficiaires de ces fraudes appartiennent plutôt aux élites respectables et installées, à la haute et bonne société. D’ailleurs, n’est-ce pas un sociologue américain, Edwin H. Sutherland, qui, dès les années 1930, invente le concept de white collar crime (crime en col blanc) ?

Le bilan des condamnations pénales risque pourtant d’être décevant. Pourquoi ? D’abord, l’administration de la preuve est toujours délicate pour des crimes invisibles, complexes et menés par des individus intelligents, immergés au cœur d’un système qu’ils ont contribué à façonner. Ensuite, la justice et les agences fédérales de régulation préfèrent souvent « passer l’éponge », avec des accords négociés au pénal ou au civil (plea bargaining settlement).

Une finance « madoffiée »

Bernard Madoff a su bénéficier de ce mécanisme procédural si commode : des aveux rapides contre un procès abrégé. Sa gigantesque fraude (60 milliards de dollars ?) n’a pas été une aberration, mais le symptôme d’une finance et d’une économie devenues globalement pyramidales, comme « madoffiées ». Bernard Madoff a juste réalisé à son niveau (microéconomique) ce que l’Amérique a laissé faire en grand (macroéconomique) : une pyramide de dettes privées.

Un contexte identique de dérégulation aveugle et incitative aux fraudes a produit à la fois la crise des subprime et l’affaire Madoff ; et tant d’autres pyramides frauduleuses d’ailleurs, apparues ensuite quand les gardiens du temple (SEC, etc.) se sont enfin réveillés.

Un système resté intact

Mais si Bernard Madoff a été puni, la plupart des fauteurs et fraudeurs à l’origine des subprime ne le seront pas. Le système en partie prédateur ayant provoqué ce désastre social est resté intact, même après la loi de régulation financière (Dodd-Frank) votée à l’été 2010. Les institutions et les individus les plus responsables sont même ressortis de la crise plus forts que jamais. Que penser alors d’un système qui, [finalement], récompense les fraudeurs ?

Contrairement à une idée reçue, la grille de lecture criminologique ne recherche pas des boucs émissaires, ne vise pas à débusquer d’improbables complots ou à détourner l’attention de causalités plus fondamentales. Elle permet au contraire de lever le voile épais dissimulant des tartufferies à la fois institutionnelles et très lucratives. L’approche par le crime présente aussi l’avantage de ramener l’économie vers le monde réel et ses « instincts animaux » (J.M. Keynes).

La grande bulle immobilière chinoise inquiète

L’histoire nous montre que la plupart des crises financières comportent une dose plus ou moins forte de fraudes, agissant comme des détonateurs ou des amplificateurs. Le monde chaotique post-guerre froide l’illustre parfaitement : au Japon dans les années 1980 (« la récession Yakuza ») ou encore en Albanie en 1997 (« les pyramides bancaires »).

Actuellement, la grande bulle immobilière chinoise inquiète. Des prêts pour un total de plus de 210 milliards d’euros, contractés par des sociétés d’investissement pour le compte de collectivités locales, présenteraient un risque sérieux de défaut de paiement. Une question surgit : quelle est la proportion – ou pire – de prêts douteux ?

Jean-François Gayraud, commissaire divisionnaire et essayiste, Revue Banque, n° 731-732, 1er décembre 2010

Polémia

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