L’annonce, la semaine passée, de la plus forte croissance allemande depuis la réunification a donné lieu, dans l’Hexagone, à ces habituels exercices d’autoflagellations que nous, Français, affectionnons tant, en particulier lorsqu’il s’agit de nous comparer à nos voisins germaniques. Sommes-nous si inefficaces, si improductifs, si paresseux comparés à ces derniers qu’il nous faille subir l’humiliation d’afficher un taux de croissance deux fois plus faible qu’eux !
Suit alors l’inévitable discours sur l’irréductible décadence de ce vilain pays dans lequel la providence a eu le malheur de nous faire naître. Il suffirait pourtant, pour éviter de choir dans une telle névrose, de regarder les faits avec un peu de recul. Le discours culpabilisant, qu’affectionnent les Français, sur la forte croissance outre-Rhin est à courte vue et n’a guère de rapport avec la réalité économique et sociale.
Le fondement d’une telle « logique » repose sur une sanctification du taux de croissance en soi. Mais un taux de croissance est d’abord un rapport qui doit être ramené à son objet, à ce qui est en croissance. Si le PIB allemand a connu une croissance record en 2010, c’est bien parce qu’il avait subi une croissance négative également inédite en 2009.
Il est arithmétiquement plus aisé d’afficher une croissance de 3,6 % lorsque le PIB a reculé de 4,7 % en 2009 que lorsqu’il a chuté de 2,6 %, comme ce fut le cas de la France. Destatis, l’Insee allemand, note d’ailleurs que « le miracle économique allemand est moins surprenant quand on pense au recul massif du PIB en 2009 ».
Mieux même, cette croissance de 3,6 % apparaît d’un point de vue historique comme assez modérée. La croissance de l’année suivant chacune des quatre dernières périodes de récessions enregistrées outre-Rhin a ainsi, chaque fois, largement permis d’effacer le recul du PIB. Cette fois, la croissance a été insuffisante pour effacer le creux de 2009. Le niveau du PIB allemand est encore inférieur de 1,3 % à celui de la fin de 2008.
De ce point de vue, la France n’a pas à rougir : avec une croissance de 1,6 % en 2010, elle accuserait un retard de 1 % par rapport à ce même niveau. D’ailleurs, une vue à plus long terme permet encore de relativiser le discours francophobe. Sur la décennie 2000-2010, la France affiche une croissance annuelle moyenne de 1,27 % (toujours avec l’hypothèse d’une croissance 2010 de 1,6 %), l’Allemagne 0,9 %. Bref, il n’y a pas de décrochage, ni de déclin français.
De quoi parlent en fait ceux qui vantent tant les mérites de l’Allemagne ? Souvent d’un pays qui a accepté les réformes Schröder sur le marché de l’emploi, qui a accepté la modération salariale, la baisse de l’impôt sur les entreprises et la hausse de la TVA. Le fond du discours revient alors à prétendre que, s’ils le voulaient bien, s’ils étaient moins indolents, moins entêtés, moins « gaulois » en somme, les Français pourraient faire aussi bien que les Allemands.
On a vu la pauvre réalité de cet « aussi bien », mais un tel discours nie trois fois la réalité. Il refuse d’abord de constater la différence structurelle considérable entre les deux économies au début des années 2000 et encore plus aujourd’hui. La désindustrialisation de la France rendrait la course à la compétitivité bien incertaine. Il nie également la responsabilité des élites politiques et économiques françaises dans les problèmes du pays. Pourquoi, par exemple, avoir favorisé les heures supplémentaires en pleine crise quand les Allemands favorisaient la réduction du temps travaillé pour préserver l’emploi ou pourquoi avoir délaissé pendant si longtemps les PME créatrices d’emplois au profit des « champions nationaux » ?
Il refuse enfin de voir les périls structurels à long terme du modèle allemand. Une étude récente de la Fondation Bertelsmann a ainsi montré que le risque de pauvreté était bien plus élevé en Allemagne qu’en France. Quant à la puissance industrielle allemande, elle reste soumise, elle, à la menace chinoise. L’exemple du secteur de l’énergie solaire a montré que la Chine peut faire beaucoup de mal à l’industrie allemande.
Et un rapport de Roland Berger invite les fabricants de machines-outils allemands à délocaliser en Chine. Pas sûr donc que le modèle industriel soit durable. D’autant qu’une menace plane sur le pays : sa situation démographique. L’Allemagne va manquer de main-d’oeuvre et sa population pourrait reculer de 10 millions en vingt ans. Comment résistera-t-elle à un tel choc ? Difficile de le dire. Au regard, la situation de la France semblerait rayonnante dans ce domaine.
Le « modèle allemand », proclamé par des élites françaises, devenues orphelines de leur ancien modèle anglo-américain qui a désormais mauvaise presse, est donc une chimère. Il est devenu synonyme d’une haine de soi à la mode qui est peut-être le principal problème d’une France qui a surtout besoin de confiance en elle. Et s’il fallait absolument retenir une leçon des Allemands, ce serait sans doute celle-ci : à la fin des années 1990, ils ont su mépriser ceux qui prophétisaient son inévitable déclin.