Richissimes et décomplexés, les enfants de Mao prennent leur revanche. Entreprises, terres, ports, dettes : leur boulimie est sans limites. Et si la Chine devenait la première puissance mondiale d’ici à dix ans ?
C’est le dîner où il fallait être. Près de 300 personnalités du monde des affaires et de la finance, dont le ministre de l’Économie Christine Lagarde, se pressaient le 18 janvier au Palais Brongniart, à l’invitation de M. Jiang Jianqing. Pas question de snober l’ouverture de la succursale française de la plus grande banque chinoise et même mondiale, l’Industrial and Commercial Bank of China (ICBC). Dérouler ainsi le tapis rouge alors que les Chinois sont suspectés d’avoir subtilisé la technologie de la voiture électrique de Renault? Impensable il y a dix ans ! Mais aujourd’hui, la Chine mène le monde à la baguette.
Assise sur des réserves de change de plus de 2500 milliards de dollars (l’équivalent de toute la richesse de la France), elle est partie sans complexe à l’assaut du monde. Et rien ni personne ne lui résiste. Cette stratégie a un nom: zouchuqu, ce qui signifie « sortir des frontières », partir à la conquête des marchés internationaux. Depuis 2000, les investissements chinois à l’étranger ont été multipliés par vingt. Une boulimie sans limite géographique ni sectorielle: terres agricoles et minières en Afrique et maintenant en Amérique du Sud, entreprises aux États-Unis et en Europe, infrastructures (ports, routes, aéroports…) un peu partout, dettes souveraines… Rien n’échappe à la fringale des héritiers de Mao.
Après les premiers rachats du début des années 2000 (notamment la division PC d’IBM, acquise en 2004 par Lenovo), le mouvement s’accélère après la crise financière de 2008. Les chiffres donnent le vertige: 26 milliards de dollars d’investissements directs hors des frontières en 2008, 43,3 milliards en 2009 et environ 60 milliards l’an dernier ! Les Chinois volent au secours des grandes banques américaines comme Morgan Stanley, dont ils possèdent aujourd’hui près de 10 %, et font leur marché dans les pays occidentaux, profitant de l’anémie des économies et de la faiblesse des valorisations boursières des entreprises.
Parallèlement, la Chine s’est lancée dans une politique à marche forcée d’acquisition de terres agricoles et minières partout dans le monde. Elle posséderait plus de 30 millions d’hectares arables hors de ses frontières (soit plus que la surface exploitée en France), essentiellement en Afrique. Objectif: assurer l’autosuffisance de ses approvisionnements alimentaires. Avec 10 % des surfaces agricoles mondiales, comment pourrait-elle nourrir 1,4 milliard d’habitants, soit 22 % de la population mondiale? «C’est un enjeu capital pour la stabilité du pays car les famines sont susceptibles de provoquer des rebellions qui menaceraient le pouvoir», souligne Axel de Martene, consultant agricole.
Les investissements chinois en Afrique sont devenus d’une telle ampleur qu’on parle désormais de «Chinafrique»… Il ne s’agit pas seulement de rizières au Cameroun, au Mozambique ou à Madagascar. Pékin a mis la main sur le riche sous-sol minier de la République démocratique du Congo, où ses investissements se montent à 25 milliards de dollars !
Car il faut sans cesse alimenter le moteur en surchauffe de l’économie chinoise en sécurisant ses réserves de matières premières, notamment en pétrole et en gaz, ainsi qu’en minerais rares. Alors, la Chine multiplie les achats, les joint-ventures et les accords de coopération pour exploiter les richesses du sous-sol au Brésil, en Russie, au Kazakhstan. Avec en moyenne 10 % de croissance annuelle depuis dix ans, elle est devenue le moteur de l’économie mondiale. «L’an dernier, sa contribution à la croissance mondiale a été de 27%», rappelle Valérie Plagnol, directrice de la recherche au Crédit Suisse France.
Plus question de faire la fine bouche devant l’expansionnisme chinois. D’autant que les finances publiques des pays occidentaux sont exsangues, et leurs besoins, immenses. «Nous vivons un moment historique, avec un rééquilibrage profond de l’activité économique mondiale», assure Françoise Nicolas, chercheuse à l’Ifri. Cette nouvelle donne saute aux yeux lorsque Pékin vole au secours des États européens les plus endettés.
D’Athènes à Dublin en passant par Lisbonne et Madrid, le gouvernement chinois fait ses emplettes, obtenant des taux particulièrement avantageux (de 5 à 8 %). Ces placements juteux lui permettent aussi de diversifier ses réserves de change, jusqu’alors massivement investies en dollars. Selon Bei Xu, économiste chez Natixis, Pékin posséderait déjà plus de 7 % de la dette publique européenne, soit 630 milliards d’euros ! Paris et Berlin seraient, selon certains experts, en bonne place dans la liste de ses débiteurs. Mais, chut… ! A Bercy, le sujet est tabou.
Pourquoi la Chine a-t-elle choisi de donner cette fois-ci le maximum de publicité à ces opérations de sauvetage des économies du sud de l’Europe? Qu’a-t-elle exigé en échange? «Pékin tire de ces opérations un bénéfice politique maximal et peut s’attendre à ce que ces pays adoptent des positions diplomatiques conformes à ce que veut la Chine», analyse l’universitaire François Godement, grand spécialiste de l’empire du Milieu.
Des contreparties non écrites mais bien réelles. Pour ce spécialiste, toutefois, l’Europe n’est pas forcément perdante car «elle s’immisce entre Pékin et Washington». Seul bémol: «Une offre unie de dette permettrait à l’Europe de négocier de meilleurs taux d’intérêt avec Pékin.» Et de résister à la pression politique. Le poids des Chinois dans la dette américaine n’a pas empêché la semaine dernière le président Barack Obama de parler des droits de l’homme à Hu Jintao, qu’il recevait à la Maison-Blanche.
Il y a toutefois peu de chance que ces remontrances perturbent le grand bond en avant de l’économie chinoise. Pour Pékin, l’essentiel est ailleurs, dans ce que Hakim el-Karoui, au fil d’un brillant essai sur le déclin de l’Occident *, appelle «l’invention de sa modernité. La Chine veut redevenir la première puissance mondiale, écrit-il, elle le fera par l’industrialisation de son appareil productif et elle imposera les termes de l’échange au reste du monde.» La démocratie attendra.
Le consommateur chinois, moteur de la croissance de demain
L’année 2010 a marqué un tournant. Jusqu’ici, la Chine arrosait le monde de ses produits à bas prix et accueillait les investissements des entreprises du monde entier, fascinées par ce gigantesque marché autant que par la perspective de produire à faible coût. En 2009, plus de la moitié des exportations de la Chine étaient réalisées par des entreprises étrangères ou des joint-ventures.
Mais cette stratégie, qui a permis aux Chinois d’engranger de gigantesques excédents commerciaux et financiers, montre aujourd’hui ses limites. «Les Chinois se sont rendu compte des dangers d’une trop grande dépendance à l’égard des marchés étrangers, remarque l’économiste Patrick Artus, directeur des études à la banque Natixis. Depuis 2008, ils estiment qu’il ne faut plus compter sur l’Europe et les États-Unis pour tirer leur croissance.» Fait nouveau, ils ne cachent plus leur mépris pour les Occidentaux. De hauts fonctionnaires européens sont encore héberlués d’avoir entendu, récemment, des officiels chinois venus négocier à Bruxelles, leur déclarer: « Vous, les Européens, vous croyez vivre dans une grande Suisse, mais vous vivez dans une grande Grèce.»
Pour Pékin, le consommateur chinois doit devenir le moteur de l’économie. Le développement de la Chine passera par l’enrichissement de la population et l’émergence d’une classe moyenne pléthorique. En 2010, le salaire minimal chinois a connu une progression de 24 %. Pas étonnant que la consommation intérieure ait grimpé de 19 % !
Les autorités ont désormais une obsession : se mettre au plus vite au diapason des standards internationaux et procéder à une montée en gamme industrielle. Leur objectif reste de sortir dès que possible de l’exportation à bas prix, car elles savent que la montée des coûts salariaux mais aussi celle du yuan, pour laquelle les États-Unis militent avec force, diminueront tôt ou tard leur compétitivité extérieure. Mieux vaut vendre des produits à forte valeur ajoutée, des voitures et des trains à grande vitesse, plutôt que des survêtements et des baskets !
Comment acquérir en un temps record des technologies que l’on ne maîtrise pas? Pendant des années, les Chinois ont fait l’éponge, apprenant au contact des entreprises internationales auxquelles ils ouvraient progressivement – mais jamais totalement – leurs marchés. «Les Chinois tolèrent les étrangers là où leur technologie est insuffisante, mais avec l’idée de s’en passer dès qu’ils le pourront, remarque Patrick Artus. Nous leur vendons des Airbus mais leur objectif, à terme, est de produire, voire d’exporter leurs propres avions!»
L’autre moyen, plus rapide, est de « croquer » purement et simplement ses concurrents. Il semblerait que la Chine ait choisi de privilégier cette stratégie. Les acquisitions d’entreprises occidentales sont de plus en plus nombreuses, de Volvo aux Choco BN en passant par NFM Technologies ou les Moteurs Baudouin, pour citer deux exemples français récents. L’argent n’est pas un problème, les Chinois pourraient s’offrir tout le CAC 40 s’ils se lâchaient ! «La plupart du temps, il s’agit d’acquérir des technologies étrangères, des réseaux de distribution ou des marques, observe Françoise Lemoine, spécialiste de la Chine au Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii). Le mouvement est lancé, et nous n’en sommes encore qu’au début».
A quelle sauce serons-nous mangés?
Partout, les Chinois sont accueillis en sauveurs. A Châteauroux, où une base militaire désaffectée devrait accueillir une cinquantaine d’entreprises chinoises d’ici à 2017, les élus locaux sont allés eux-mêmes les chercher. «Même à Châteauroux, on a compris que la Chine était en train de devenir la première puissance mondiale», glisse le sénateur-maire UMP Jean-François Mayet. Un aéroport (ancienne base aérienne de l’Otan), 500 hectares de terrains viabilisés et une situation géographique centrale en Europe («Châteauroux est à égale distance de Gibraltar et de la Pologne», rappelle M. le maire) ont séduit la première fédération d’entreprises chinoises. Quelque 4 000 emplois directs seront créés, dont 80 % pour la main-d’œuvre locale, soit plus que le bassin d’emploi de Châteauroux peut en fournir. Ce sont 1 500 salariés nouveaux et leurs familles qui devraient débarquer dans la préfecture de l’Indre. Comment résister ? Et tant pis si les industries chinoises qui viendront s’installer seront «essentiellement des usines de montage» – de l’aveu même des promoteurs du projet – et qu’à terme, l’emploi industriel en France et en Europe risque d’en pâtir.
Gare au retour de bâton ! Le Cabanon était le premier transformateur de tomates françaises, une PME installée «au cœur de la Provence depuis 1947». Passée sous pavillon chinois en 2004, la société se contente aujourd’hui de mettre en boîtes du concentré de tomates importé de Chine.
Parfois, l’affaire tourne aussi au vinaigre pour les investisseurs chinois. TCL n’a jamais réussi à faire tourner la division téléviseurs de Thomson, rachetée en 2004 et fermée définitivement en 2009. Trop pressé, sans expérience internationale, le management de TCL a épuisé six patrons, tous envoyés de Chine, avant de jeter l’éponge.
Difficile de redresser les canards boiteux de l’industrie européenne avec des préceptes du genre «le poisson pourrit par la tête» et des réunions convoquées le dimanche matin. C’est pour éviter ce genre de désastre que Xuefei Lu, responsable du département Asie du cabinet Inter cultural management associates (ICM), organise des séminaires à destination de Chinois ayant des affaires en Europe et des cadres européens travaillant avec la Chine. La demande est croissante, note-t-elle. Les principales difficultés ? Faire comprendre aux Chinois qu’en Europe, «il y a un droit, des lois, tandis qu’en Chine, les lois varient selon les provinces et peuvent être interprétées». Le style de management, aussi, est aux antipodes. «Beaucoup d’entrepreneurs chinois sont des autodidactes, autoritaires, décidant de tout. Ils se comportent comme des empereurs, explique Mme Lu. Les salariés se sentent flattés qu’on leur demande de venir travailler le week-end car cela veut dire qu’ils ont été remarqués par la direction.» On imagine le choc des cultures à la première réunion du comité d’entreprise !
Comment faire face à la déferlante chinoise ? La question commence à titiller les pouvoirs publics en Europe. S’inspirant de ce qui se fait déjà aux États-Unis, Bruxelles veut désormais contrôler les investissements chinois en Europe, multipliés par 5,2 au cours des neuf premiers mois de l’année 2010 ! Tirant la sonnette d’alarme, Antonio Tajani, commissaire européen à l’Industrie, propose de créer une autorité chargée de contrôler les rachats d’entreprises européennes par des capitaux étrangers, notamment chinois. Au risque de voir l’Europe accusée de protectionnisme par la Chine, très chatouilleuse sur le sujet.
En France aussi, l’inquiétude est palpable. Il y a un an, le Premier ministre François Fillon a confié à Valérie Plagnol, Patrick Artus et Jacques Mistral, tous trois membres du Conseil d’analyse économique (CAE), la rédaction d’un rapport encore confidentiel à ce jour. Objectif: définir une position française, voire européenne, à l’égard de la Chine.
«Outre notre préconisation d’opter pour une position autonome vis-à-vis du Congrès américain sur la question de la réévaluation du yuan, nous recommandons d’être plus stricts avec les Chinois et d’exiger davantage de réciprocité, confie Patrick Artus. Osons leur dire que s’ils veulent continuer de capter nos technologies et d’acheter nos entreprises, ils devront ouvrir davantage leurs marchés.» La Chine s’est réveillée. Et le monde n’a pas fini de trembler. A l’Occident de sortir de sa léthargie.