Bien avant le scandale du Mediator, Philippe Pignarre (PP) avait publié « Le grand secret de l’industrie pharmaceutique ». C’était en 2003, et comme il s’agissait du point de vue d’un ancien cadre de cette industrie, d’un témoignage de l’intérieur en quelque sorte, c’était intéressant.
Où en est l’industrie pharmaceutique ?
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PP a le mérite de commencer par le commencement : l’état économique de l’industrie pharmaceutique. Un tour d’horizon un peu fastidieux, mais indispensable pour comprendre de quoi on parle.
L’industrie pharmaceutique était, jusqu’à récemment, une des plus rentables du capitalisme occidental, avec des taux de profit approchant 20 % : un des très rares secteurs à pouvoir répondre aux exigences des marchés en terme de rentabilité. Cette profitabilité exceptionnelle s’expliquait par le taux de marge brute sur coûts variables : 70 % en moyenne, et sur certains médicaments 90 %.
Ces taux de marge s’expliquaient eux-mêmes par la structure de coût global d’un projet-médicament : les frais de recherche développement sont beaucoup plus élevés que les coûts de production. L’industrie pharmaceutique fut, dans sa grande période de croissance, une industrie de l’invention, pas une industrie de la production.
Le problème de l’industrie pharmaceutique, c’est justement que sa profitabilité exceptionnelle s’est progressivement amoindrie, au fur et à mesure que cette activité, comme n’importe quel secteur dans le système capitaliste, a été rattrapée par la loi des rendements dégressifs.
L’industrie pharmaceutique a vécu, entre les années 50 la fin du XXe siècle, une période de boom comparable à celle de la sidérurgie au milieu du XIXe siècle, ou de l’automobile pendant la première moitié du XXe siècle. Mais à présent, les facteurs qui avaient permis cet âge d’or commencent à se retourner.
Les dépenses totales en médicaments augmentent toujours, dans les pays occidentaux, de 6 à 20 % par an selon les pays et les années. Mais, et c’est l’évolution décisive qui indique la maturité de l’industrie, le coût de développement des nouveaux médicaments devient si important, que malgré la faiblesse des coûts de production, le taux de marge moyen d’un projet-médicament régresse à toute vitesse.
Le coût de développement d’un nouveau médicament double tous les cinq ans – la cause : on invente de plus en plus loin, de plus en plus sophistiqué et, aussi, de plus en plus dangereux pour le patient, donc de plus en plus coûteux à tester. Résultat : le taux de profit moyen de l’industrie pharmaceutique rejoint progressivement la norme du système capitaliste contemporain, bien loin de ses sommets du XXe siècle.
Il faut se souvenir, par ailleurs, que cette activité longtemps très rentable, aujourd’hui en phase de maturité, constitue un enjeu considérable. Par exemple, aux USA, elle est nettement moins imposée que la moyenne des branches industrielles. Ce n’est pas seulement parce que l’industrie pharmaceutique US entretient en moyenne un lobbyiste pour deux membres du Congrès et sénateurs (!).
C’est aussi parce que le gouvernement des USA considère l’activité comme hautement stratégique. Maîtriser la production de certains médicaments, en cas de pandémie mondiale, c’est disposer d’un levier énorme, y compris sur certains concurrents stratégiques.
C’est la conjonction du passage à la maturité de cette industrie de l’invention, et du caractère stratégique crucial de l’activité, y compris pour les grands Etats, qui dessine le paysage global du « grand secret de l’industrie pharmaceutique ».
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Dès lors que l’économie de l’invention perd de son attrait, le capitalisme risque de confier une partie de l’activité pharmaceutique à une pure économie de la production, encore rentable, pour concentrer un capital-risque limité sur des secteurs bien précis, ceux où le coût de développement des médicaments reste raisonnable par rapport aux enjeux financiers.
Concrètement, ce mécanisme pourrait recouvrir le basculement d’une grande partie de l’activité dans le domaine des médicaments génériques – une économie de la (re)production, où l’on n’invente plus, où l’on ne rémunère plus l’invention, et où l’on réduit les coûts pour diffuser massivement.
Les génériques sont progressivement en train de prendre le dessus au sein du marché global des médicaments. De très nombreux médicaments parmi les plus prescrits tombent actuellement dans le domaine public. Une grande partie du CA des grands laboratoires est maintenant constituée par des médicaments qui sont « génériquables ».
Comme la rentabilité financière de certains laboratoires est largement conditionnée à quelques « blockbusters » entrant dans cette catégorie, l’enjeu est décisif. Potentiellement, l’industrie pharmaceutique peut, en passant de la croissance forte à la maturité, basculer très vite et en grande partie de la maturité vers le déclin – du moins en tant qu’industrie de l’invention.
C’est pourquoi l’industrie pharmaceutique tente par tous les moyens de verrouiller son marché. Les grands laboratoires intentent des procès aux fabricants de génériques pour à peu près n’importe quelle raison possible. La pression mise sur les médecins est constamment renforcée par une chaîne commerciale toujours plus agressive.
Quelques affaires récentes ont défrayé la chronique, tel ce spot de motivation pour les commerciaux d’un grand laboratoire, spot qui représentait un médecin fouetté par une dominatrice pour n’avoir pas prescrit tel ou tel médicament – on peut parler ici d’hystérie commerciale.
Surtout, la principale barrière au développement des génériques est la question du modèle économique : compte tenu du coût de la recherche sur les nouveaux médicaments, si les laboratoires se savent en compétition avec des génériques sur un domaine donné, ils ne lanceront plus de travaux pour de nouveaux médicaments : la généralisation du générique pourrait entraîner un blocage de la recherche.
On voit bien ici que seule une régulation du marché en vue de l’intérêt public permettrait de surmonter la difficulté. Il s’agirait, pour les pouvoirs publics, de subventionner, directement ou indirectement, les recherches utiles, afin d’éviter l’effet de blocage lié aux génériques.
Seulement, problème : compte de l’hétérogénéité des législations nationales, cela n’est à ce stade pas réellement envisageable. Et comme l’industrie pharmaceutique ne veut pas d’une telle mise sous contrôle, comme elle constitue un enjeu géostratégique de premier plan, cette situation va perdurer.
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La recherche est donc, pour l’instant, toujours soumise aux intérêts des grands laboratoires, et ces intérêts, commerciaux et financiers exclusivement, s’aiguisent et se radicalisent au fur et à mesure que l’industrie pharmaceutique entre en maturité, parce que les marges baissent, et parce que le capital, donc, commence à bouder ce secteur longtemps très rentable.
Développements et essais sont pilotés dans une optique de rentabilité, par une bureaucratie centralisée (mouvement de concentration en cours), désorganisatrice (impact déresponsabilisant des fusions et cessions incessantes, dans une pure logique financière), qui ignore largement les risques pour la santé publique, ne les prenant en compte au fond que dans la mesure où ils ont une incidence financière potentielle.
Au final, le grand intérêt du livre de PP est de montrer que dans industrie pharmaceutique, le mot le plus important est peut-être industrie.
La multiplication des affaires autour de cette industrie (grippe H1N1 et Bachelotgate, Mediator) est si impressionnante que certains imaginent un complot contre la santé publique. En fait de complot, il semble, à en croire PP, qu’il n’y en ait qu’un, qu’il s’appelle le capitalisme, et que les dégâts qu’il provoque révèle non la malfaisance délibérée de ses pilotes, mais plutôt la défaillance généralisée de ses procédures de décision.