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Ces deux dernières années, les gigantesques besoins financiers liés à l’explosion des déficits publics des Etats ont pu être financés sans provoquer de remontée brutale des taux d’intérêt – même si, individuellement, la Grèce ou l’Irlande ont connu de graves crises. Comment expliquer que, en deux ans, un supplément de 4.700 milliards de dollars (3.475 milliards d’euros) – si l’on compare au niveau des émissions nettes de dettes en 2008 – ait pu être ainsi absorbé ? En fait, il y a un truc. Et même plusieurs.

Philippe Mills, directeur général de l'Agence France Trésor

D’abord, l’accumulation de réserves de change en Chine et dans les pays pétroliers a été réinvestie par leurs banques centrales en titres d’Etat occidentaux. Dans le cas de la France, Philippe Mills, directeur général de l’Agence France Trésor (AFT), a levé un coin du voile lors d’une présentation devant des responsables des investissements d’établissements mutualistes organisée par la société de gestion Egamo, filiale de la MGEN, le 26 janvier, où Le Monde était présent.

Le chiffre était jusqu’ici jalousement gardé et non publié : 61 % des émissions nettes de dette française à échéance de plus de deux ans ont été épongées par des banques centrales en 2010, et 45 % en 2009.

La Réserve fédérale américaine (Fed) a mené en outre – comme la banque d’Angleterre – une politique d’assouplissement quantitatif (quantitative easing) consistant à créer de la monnaie pour acheter de la dette privée et publique. Le bilan de la Fed devrait atteindre 3.000 milliards de dollars en juin 2011, un triplement en deux ans et demi. La Banque centrale européenne (BCE) a réalisé peu d’achats directs, mais a aidé indirectement les banques à se gorger de titres en fournissant des liquidités et en acceptant des titres d’Etat moins bien notés comme contrepartie.

Ensuite, les pouvoirs publics ont joué de leur casquette de régulateurs financiers, imposant des règles prudentielles forçant les investisseurs institutionnels à détenir plus d’obligations d’Etat.

Mais ces opérations ne sont pas sans conséquences sur les déséquilibres monétaires mondiaux, sujet de la réunion des ministres des finances et gouverneurs de banques centrales du G20, les 18 et 19 février à Paris.

Lors du sommet du G20 de Londres, en avril 2009, les grandes puissances développées et émergentes s’étaient entendues pour amortir le choc de la crise. Une « expansion budgétaire concertée » de 5.000 milliards de dollars sur deux ans avait été autorisée, cette somme de nouveaux déficits ayant été calculée par rapport à la « bonne » année 2007.

Selon les estimations de l’agence de notation Standard & Poor’s et de la banque américaine JP Morgan, le dérapage global a été un peu supérieur : 2.600 milliards de dollars d’émissions supplémentaires d’Etat en 2009, et 2.700 milliards en 2010 par rapport à 2007. Les acheteurs ont été au rendez-vous : les banques centrales ont placé leurs réserves et épongé l’offre, comme les institutionnels qui ont augmenté leurs achats de titres.

En France, comme l’explique Raoul Salomon, spécialiste en valeurs du Trésor chez Barclays Capital, « les banques sont devenues des intervenants non négligeables, notamment sur le marché des titres à échéance de trois à sept ans ». « Les nouvelles normes bancaires Bâle III les obligent en effet à détenir un coussin de liquidités. De même, les assureurs, soumis à la directive Solvency II, sont forcés à acheter des obligations plutôt que des actions. Une coïncidence heureuse se produit ainsi entre les changements de la régulation financière et le besoin de financement des Etats », analyse-t-il.

REGAIN DU CRÉDIT BANCAIRE

Mais cet équilibre est précaire. En 2011, les émissions nettes publiques devraient rester à un niveau élevé, si on le compare à 2007, avant la crise : 2.000 milliards de dollars supplémentaires.

Comment seront-elles financées ? « En 2011, les émissions totales nettes des Etats devraient être légèrement en retrait par rapport à 2010, souligne Jean-Michel Six, chef économiste européen de Standard & Poor’s. Mais l’on attend aussi un tassement de la demande du fait de l’exode des investisseurs individuels vers les marchés d’actions ; du moindre soutien des banques centrales anglo-saxonnes (avec la réduction graduelle du quantitative easing) ; et de la moindre demande de la part des banques commerciales avec la remontée du crédit ».

En effet, même si la reprise mondiale reste fragile, elle devrait s’accompagner d’un regain graduel du crédit bancaire. Désormais, les banques commerciales des pays développés devraient moins utiliser les liquidités mises à leur disposition par les banques centrales pour acheter des emprunts d’Etat.

« Au total, le marché devrait subir un déséquilibre, avec une offre supérieure à la demande, donc des tensions sur les taux d’intérêt à long terme qui devraient, à notre avis, monter d’environ 50 points de base (0,5 %) d’ici à la fin de l’année, explique M. Six. Un facteur risque toutefois de jouer en faveur des émetteurs : les achats par les banques centrales émergentes qui recyclent leurs réserves de change. Ces dernières pourraient donner un peu plus d’oxygène aux marchés ». Ce qui suppose un déplacement du pouvoir vers les pays émergents apporteurs de capitaux, comme la Chine, qui pourront demander des contreparties politiques ou commerciales.

Pour leur dette, les Etats doivent surtout convaincre de la crédibilité de leur stratégie économique et rassurer les investisseurs publics ou privés.

En 2010, dans le cas de la zone euro, les investisseurs institutionnels ont été tentés de s’approvisionner davantage en obligations d’entreprises, et ils se sont repliés sur leurs dettes nationales.

« PARTIE DE PING-PONG »

Lors de sa présentation du 26 janvier, M. Mills a qualifié de « vue de l’esprit » les comparaisons entre le risque porté par les titres des entreprises privées et ceux des Etats, qui lèvent l’impôt, et dont les recettes reposent sur des activités diversifiées. Il a aussi répété que tous les Etats de la zone euro sont en situation d’être solvables, arguant du rebond de la croissance, de l’endettement global de la zone – plus faible que celui des Etats-Unis ou du Japon –, du soutien aux pays en difficulté, et de la réforme de la gouvernance économique européenne en cours, malgré sa lenteur.

« Au second semestre 2010, pas un Etat de la zone euro n’avait la même opinion sur la politique à mener : cela ressemblait à une partie de ping-pong, commente M. Salomon. Depuis le début 2011, les gouvernements ont rapproché leurs idées et fait preuve de cohésion ; en particulier la France et l’Allemagne, qui pèsent ensemble 45 % du produit intérieur brut (PIB) de la zone et proposent un ‘pacte de compétitivité’. Cela a permis de ramener la confiance. Logiquement, cette volonté devrait aboutir un jour à une vraie politique fiscale européenne, pour combler les écarts de compétitivité entre les pays ».

Le directeur général de l’AFT utilise un autre argument : le Fonds européen de stabilité financière (FESF) prête aux pays en difficulté, épaulé par le Fonds monétaire international (FMI), « dont les principaux actionnaires sont les Etats-Unis, le Japon, et bientôt la Chine ». « Ces derniers ne sont donc pas indemnes d’un potentiel de transfert de risques », explique M. Mills.

Les autorités européennes affirment, enfin, que des financements sont assurés pour les Etats fragiles jusqu’en 2013, date à partir de laquelle se mettra en place un mécanisme permanent de soutien et de résolution des crises. Or, ce dispositif pourrait prévoir le scénario extrême d’une restructuration de dette souveraine.

Des clauses d’actions collectives (CAC) seraient ainsi ajoutées dans les contrats d’émissions de dette publique. Elles s’appliqueraient, dit l’AFT, « dans le cas inattendu où l’on ne serait pas dans une situation de crise de liquidité (mais de solvabilité) en dépit des aides » apportées par les organismes européens et le FMI. Drôle de signal pour les acheteurs de titres publics…

« Les CAC, si elles sont mises en place après 2013, vont permettre à tous les pays d’avoir les mêmes conditions d’émission de leurs dettes, assure le spécialiste de Barclays. Mais, dans un premier temps, deux types de dettes vont coexister ; il y aura peut-être un petit mauvais moment à passer. Les nouvelles dettes seront, au début, des marchés plus étroits et, compte tenu du risque inscrit par ces clauses, les investisseurs pourraient demander un rendement plus élevé ». Même si elle trouve toujours des acheteurs, la dette publique ne peut plus passer pour un produit sans risque.

Le Monde

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