La chose est connue : depuis des siècles, les États se mettent en défaut de paiement sur leur dette. Charles Quint en 1559 en est un exemple classique mais la monarchie française a vécu sous la menace d’une banqueroute pendant au moins cent cinquante ans, jusqu’à la Révolution.
De même, le Mexique, indépendant en 1821, s’est endetté pour la première fois à Londres en 1824 et a cessé ses paiements trois ans plus tard. Plus près de nous, les années 1930 ou encore la décennie 1980 en Amérique latine offrent des exemples similaires, où la crise est venue le plus souvent avec une grosse récession, des tensions sociales intenses et l’hyperinflation.
Aujourd’hui, alors que de nombreux États européens sont surendettés, la question se pose à nouveau : des défauts de paiements par des États souverains sont-ils encore possible? Et pourquoi sont-ils si dangereux ? Le premier point est que la faillite d’un État ne découle pas tant de l’impossibilité de financer “le déficit budgétaire de trop” à la suite d’une longue période de laisser-aller.
Généralement, le problème porte sur le renouvellement ou le refinancement de la dette échue. Les États en effet émettent des bons du Trésor d’une échéance allant le plus souvent de trois mois à dix ou quinze ans. Il leur faut donc réémettre de manière permanente une proportion importante de leur dette et ce même s’ils ne sont plus en déficit budgétaire. Résultat, de manière quasiment continue, ils “passent le test du marché” et mesurent leur crédit. En temps normal, seules les pages intérieures des journaux spécialisés se font l’écho de ces opérations.
Les problèmes commencent quand des doutes se font jour sur le caractère quasi automatique du refinancement public. Les marchés, on le sait, n’ont pas la science infuse et peuvent brutalement changer d’avis. Ainsi, en Europe, ce qui était soutenable il y a un an ou deux ne l’est plus vraiment aujourd’hui. Entre temps, il est vrai, il y a eu la crise économique et souvent le renflouement massif des banques. L’idée que certains gouvernements, en Irlande ou en Espagne par exemple, devraient à nouveau mettre au pot est donc très déstabilisante. Rarement la santé des banques et celle des Etats n’ont été aussi étroitement liées.
En pratique, le doute sur le refinancement public se traduit d’abord par la demande par les investisseurs d’une prime de risque supplémentaire sur les taux d’intérêt. Celle-ci va accroître progressivement le coût de l’ensemble de la dette publique au fur et à mesure de son renouvellement. Assez vite, un endettement initialement bon marché, comme en Europe depuis le lancement de l’euro, pourra devenir très onéreux. Une bonne partie des problèmes actuels découle de cette situation : tant que les États pouvaient se financer au-dessous de 4% l’an, les coûts politiques de l’austérité étaient élevés, alors qu’un déficit budgétaire de 4% plutôt que 2% n’avait a priori rien de dramatique.
C’est ainsi qu’il y a quelques années, on a débattu pendant des mois en France d’une “cagnotte fiscale“, en d’autres termes un accroissement inattendu des rentrées d’impôts : c’était comme si on avait trouvé trois pièces d’or au fond du jardin. Et au lieu de les mettre de côté pour les mauvais jours, et donc de réduire l’endettement, la question en substance était si l’on choisirait le champagne ou le caviar.
Aujourd’hui en France les choses se passent tant bien que mal : le pays dispose encore d’un peu d’air et tente de négocier au mieux une phase très délicate. Un cran au-dessous, nous avons le Royaume-Uni, où on licencie un demi million de fonctionnaires tout en coupant massivement dans les budgets sociaux, l’éducation et les infrastructures. Derrière, on trouve la Grèce, l’Irlande, le Portugal ou l’Espagne qui sont dans la nasse ou bien à deux doigts de l’être. La nasse en pratique s’ouvre toute grande au moment où la hausse des taux d’intérêt cause un accroissement du déficit budgétaire, tandis que les efforts de plus en plus désespérés pour contrôler cette dérive asphyxient l’économie, et par conséquent les rentrées fiscales.
Une fois arrivé à ce point, il est très difficile de se tirer d’affaire tout seul. On finit donc par appeler le Fonds monétaire international et, éventuellement, la Commission et la Banque centrale européennes. Le problème est que sur les marchés, les investisseurs privés observent aussi la nasse, grande ouverte, et ils savent pertinemment que si elle doit se refermer un jour mieux vaudra être dehors que dedans. Sauf stabilisation des marchés, ils vont donc demander des primes de risques de plus en plus élevées, non pas parce qu’il croient que le pays va s’en sortir, mais avec un objectif de profit : ils pensent pouvoir se tirer d’affaire au dernier moment, c’est-à-dire vendre massivement, après avoir fait le plus longtemps possible, les plus gros profits. Donc il s’agit de spéculation pure, et n’importe quelle mauvaise nouvelle peut faire s’effondrer la pyramide – une élection partielle perdue ou un obus nord-coréen tiré sur un pays voisin.
Dans cette course contre le désastre, l’enjeu principal est donc la relation entre les marchés et le pays en crise. Puis, dans un second temps, tous les regards vont se porter sur la relation entre le pays et les instances internationales qui se proposent de l’aider. Le gouvernement aux abois va-t-il appeler au secours ? Ou faudra-t-il, comme avec l’Irlande, lui tordre le bras pour qu’il recoure aux institutions internationales ? Quels sacrifices économiques seront ensuite demandés et quel sera le soutien financier apporté ? Une fois ces questions résolues et l’accord scellé, on entre dans la troisième phase : désormais l’enjeu central est l’interaction entre les marchés et ces “prêteurs en dernier ressort“.
La BCE, la Commission et le FMI vont-ils réussir à porter le pays à bout de bras, le temps que l’on remette en ordre la maison ? Ont-ils estimé correctement les besoins de financement du pays ? Et auront-ils les moyens de sauver l’Espagne, par exemple, après avoir permis à la Grèce, l’Irlande et peut-être au Portugal d’échapper au désastre ? Voilà les questions qui hantent les nuits blanches de nos grands décideurs, à Francfort, à Bruxelles et dans quelques autres capitales.
Si les choses se passent mal, on passe de la panique à la cessation de paiement, avec ce risque majeur, terrifiant d’un choc systémique immédiat sur l’ensemble des marchés internationaux, comme après la chute de la maison Lehman en 2008. On est alors dans la quatrième et dernière phase, où se pose la question de la faillite définie comme une procédure, donc comme un mécanisme institutionnalisé et prévu à l’avance par lequel on cherche à encadrer la sortie du marché et à faciliter des négociations, autour de la table ronde, entre toutes les parties.
Schématiquement, il s’agit de s’accorder entre un allongement des échéances (la dette initialement due pour le trimestre suivant sera par exemple prolongée de trois ans) ou une réduction de la valeur de la dette (par exemple de 20% ou de 50%). Au-delà des diverses options envisageables, tel est le sens des multiples propositions mise en avant ces derniers mois, notamment par l’Allemagne et la France : trouver une méthode pour mettre un point d’arrêt au soutien inconditionnel de la Banque centrale européenne, imposer aux investisseurs de participer aux coûts de la crise et aider les pays endettés à normaliser leur position.
Dans cette phase ultime de la crise, il y a donc bien deux aspects, très difficiles à coordonner. D’un côté, la sortie du marché étant extrêmement délicate à gérer, l’incitation sera toujours, le plus longtemps possible, d’éviter cette issue et de soutenir à tout prix les marchés. De l’autre côté, l’absence d’un plan B, c’est-à-dire d’un mécanisme fiable de défaut et de négociation, implique que le partage du coût de la crise reste profondément inéquitable : tout l’effort porte in fine sur les contribuables. Qui plus est, cette option risque de laisser planer pendant des années la menace de nouvelles crises, tant sur les banques que sur les dettes publiques. Cela pourra peser longtemps sur les taux d’intérêt, l’investissement et la croissance. On passe ainsi de la peur de la crise systémique, à très court terme, à “la décennie perdue“.