Le développement ne protège pas les despotes. Au contraire, il les menacerait presque, de manière paradoxale, au vu de la chute d’Hosni Moubarak en Egypte (7% de hausse annuelle du PIB depuis 2004, une des plus élevées du monde).
On objectera que cette croissance économique était fictive, qu’elle profitait seulement à une mince couche de la population, tandis que le peuple, lui, s’enfonçait dans la misère. Cela n’est pas si sûr.
Tout d’abord, la théorie de la « révolte des ventres vides » cadre mal avec le profil des contestataires rencontrés au Caire, armés de téléphones portables, voire même adeptes de Facebook et de Twitter.
En outre, nombre d’indicateurs de développement, quoique toujours indignes du XXIe siècle, ont réellement progressé en Egypte. La proportion d’enfants alphabétisés (80 %), de familles vivant dans des taudis (25 %), d’habitants survivant avec moins de 2 dollars par jour, de ménages ayant accès à l’eau potable et même de chômeurs s’améliorait régulièrement.
L’Egypte se classait en 2010 à un rang somme toute pas désastreux, le 101e, en matière d’indice de développement humain, devant des pays comme l’Inde, le Cameroun ou l’Afrique du Sud, où personne n’imagine la rue renverser le régime. Et une classe moyenne urbaine y émerge, même si elle ne représente encore que 15 % de la population.
Certes, les Egyptiens croient que leur pouvoir d’achat n’a pas progressé depuis le début des réformes libérales de 2004, censées n’avoir profité qu’aux magnats proches de l’un des fils d’Hosni Moubarak, mais le PIB par habitant a bel et bien doublé en quinze ans. Et on constate que les paysans disposent parfois de tracteurs ou de systèmes d’irrigation, les citadins d’antennes satellites, d’électroménager et d’automobiles qui auraient été un luxe au début du siècle.
« Le régime se croit insubmersible tant qu’il a les moyens de subventionner le prix de l’ ‘aish’ », résumait en novembre dernier un banquier au Caire, faisant allusion à la galette de pain vendue au prix immuable de 25 piastres (3 centimes d’euro) depuis les émeutes de la faim de 1977.
La subvention des produits de première nécessité et un appareil répressif fort de 3 millions de policiers et informateurs pour 80 millions d’habitants devaient garder le peuple sous contrôle. Mais voilà, « le bétail s’est rebiffé », selon les mots de manifestants de la place Tahrir, qui ne réclamaient pas tant du pain que de la liberté et de la dignité. Visiblement, la croissance économique et les esquisses de développement n’ont pas suffi.
Deux explications à cela. Les Egyptiens pouvaient légitimement éprouver la «frustration relative» chère aux sociologues Boudon ou Durkheim, que l’on pourrait résumer ainsi : « Que m’importe d’améliorer mon taudis si d’autres se pavanent dans des villas ». Les inégalités s’accroissaient jusqu’à l’absurde, sur fond de népotisme et de corruption. Tout le monde, au Caire, disposait de récits sur la manière dont tel ou tel ministre avait acquis des terrains à un prix dérisoire.
Il y avait là de quoi susciter la colère des Egyptiens ordinaires, notamment de ces centaines de milliers de diplômés en droit, en pharmacie ou en ingénierie produits par le système éducatif mais condamnés à végéter dans de petits boulots.
En outre, le régime égyptien était confronté à un défi insoluble : comment moderniser « la momie » ? Comment prolonger le règne d’Hosni Moubarak, arrivé au pouvoir en 1981, à une époque où plus de la moitié de la population égyptienne n’était pas née, tout en s’adaptant à la mondialisation ?
Comment préserver un régime policier capable d’arrêter et torturer arbitrairement – comme l’a révélé le célèbre cas du jeune Khaled Saïd -, au nom d’un état d’urgence en vigueur depuis trente ans, quasiment un record du monde, tout en attirant néanmoins des millions de touristes et les investisseurs internationaux ?
Les premiers – subversion involontaire – véhiculaient des images de liberté et de prospérité ; les seconds, dont l’Egypte est la deuxième destination favorite en Afrique, avaient besoin d’un Etat de droit.
Le régime croyait avoir trouvé la parade en soulevant légèrement la soupape de la cocotte-minute, en adoptant une forme « plus subtile de néo-autoritarisme », pour reprendre l’expression d’Issandr El Amrani, l’auteur du blog de référence The Arabist.
Internet n’était pas censuré. La presse égyptienne était la plus impertinente du Moyen-Orient. Grèves et protestations sporadiques étaient tolérées. Hosni Moubarak croyait pouvoir coopter des opposants loyaux. Il avait organisé, en 2005, la première élection présidentielle pluraliste du pays depuis 1952, qui n’avait servi, par le vide des bureaux de vote, qu’à révéler son manque de légitimité.
Bref, la chute de Moubarak illustre parfaitement cette fulgurance d’Alexis de Tocqueville, en 1856 : « Le moment le plus dangereux pour un mauvais gouvernement est d’ordinaire celui où il commence à se réformer. Ce n’est pas toujours en allant de mal en pis que l’on tombe en révolution. Il arrive le plus souvent qu’un peuple qui avait supporté sans se plaindre […] les lois les plus accablantes, les rejette violemment dès que le poids s’en allège ».
Faudrait-il cyniquement en conclure que les dictateurs pourraient se préserver en refusant sciemment tout développement, en réduisant classes moyennes, universités et Internet au strict minimum ? C’est la stratégie, pour l’instant efficace, suivie par le Turkménistan ou la Birmanie, qui disposent toutefois de l’avantage de n’avoir besoin ni d’investisseurs ni de touristes, étant abondamment pourvus d’hydrocarbures ou adossés à de puissants parrains géostratégiques.
Cette posture elle-même semble aujourd’hui menacée. Des émeutes ont éclaté [la] semaine [dernière] en Libye. Les temps changent, décidément.