Professeur d’anthropologie à Paris 8, auteur du Temps des émeutes, Alain Bertho recense attentivement et étudie tous les phénomènes émeutiers à travers le monde. Pour Marianne2, il analyse les spécificités du vent de révolte qui souffle sur le monde arabe. Fait nouveau de la révolte politique : les peuples insurgés ne réclament pas le pouvoir.
Marianne2 : Tunisie, Egypte, Libye, etc. Est-ce qu’il y a déjà eu des moments dans l’histoire de grands soulèvements populaires successifs et surtout en quoi celle-ci est caractéristique ?
Alain Bertho : Il y a des grandes périodes, la fin du 18ème siècle où il y a évidemment eu des révolutions, en France, en Amérique, dans des décennies rapprochées etc. Au milieu du 19ème, autour de 1848, elles ont toutes été réprimées, mais cela a fait monter le thème de l’Etat nation moderne dans le monde. Après la première guerre mondiale, les révolutions bolcheviques, les années 60 et depuis plusieurs années on est rentrés dans une phase condensée de révoltes et d’affrontements violents. Tout cela est assez dispersé.
Mais j’ai compté environ 250 émeutes dans le monde en 2008, 540 en 2009 et 1.300 en 2010. Déjà en 2008, on en dénombrait beaucoup en Algérie, quelques unes en Egypte, des mouvements sociaux violents en Tunisie, au Maroc et même en Jordanie. Tout cela passe à la trappe et ne se voit pas tant que cela ne coagule pas sur un objectif unique de transformation de l’Etat.
Mais c’est quand même un terreau sur lequel ont germé les révolutions actuelles et avec des constantes quant à leur déclenchement : vous avez souvent la mort d’un jeune, la question de la répression contre le commerce informel qui reviennent régulièrement sur tous les continents. Nous sommes, par contre, arrivés à une sorte de point d’orgue d’une petite décennie marquée par la montée de plus en plus rapide du phénomène émeutier dans le monde. Ce phénomène touche, on le sait, tous les continents, et tous les régimes politiques.
Vous pensez que nous sommes passés du temps des émeutes au temps des révolutions ?
Non, je crois que ces mouvements gardent de grandes caractéristiques des émeutes, car ces insurgés ne prennent pas le pouvoir. Ces peuples insurgés ne réclament pas le pouvoir. Ils ne réclament pas non plus l’abolition de tous les pouvoirs, ni une improbable « extinction de l’Etat ». Ce n’est pas leur but. Leur objectif, est de changer la nature de l’Etat mais après ils laissent aux « spécialistes », aux politiques le soin de régler les questions institutionnelles quitte à manifester encore leur mécontentement.
Il y a là une sorte de disjonction tout à fait nouvelle. Les acteurs des soulèvements populaires ne sont pas ceux qui, dans l’espace de l’Etat, vont tenter d’en tirer toutes les conséquences. Je ne sais pas s’il faut s’en réjouir ou le déplorer. C’est un fait et cela a un sens qui dépasse même géographiquement ce qui se passe en Afrique du Nord ou au Moyen Orient, parce que c’est une matrice de représentation qui est valable dans le monde entier, pour la jeunesse.
Est-ce que vous y voyez une forme de désintérêt ou d’immaturité par rapport au politique ?
J’y vois plutôt une nouvelle forme de politique. L’idée selon laquelle les Etats représentaient les nations et les partis représentaient la société est une idée close. Les partis sont à l’intérieur de l’institution et ils gèrent le personnel de gestion de l’Etat mais ils n’ont plus du tout la même fonction que dans les années 60. On le voit en Egypte, le parti des Frères musulmans a bien compris le danger qu’il y avait à rentrer dans le dispositif de représentation. Et de ce point de vue là, ils ont bien manœuvré.
Mais hormis le fait de renverser le dictateur, on entend pas de slogans politiques à proprement parler ?
On n’entend pas les slogans politiques anciens. Il faut apprendre à entendre ce que l’on n’entend pas. Il n’y a ni drapeaux rouges ni drapeaux verts, c’est toujours le drapeau national qui est brandi, l’affirmation d’un peuple qui demande à être reconnu, écouté sur toutes les choses qui ne vont pas.
L’objet de la colère populaire qui s’y exprime traverse les continents : elle a pour nom « la vie chère », la corruption des gouvernements, la fraude électorale, la violence policière vis-à-vis de la jeunesse, la déficience des services les plus élémentaires comme l’alimentation électrique, le logement et les expulsions des quartiers les plus pauvres, les conditions de scolarisation de la jeunesse et plus spécialement des étudiants.
Partout, les scénarios se ressemblent, malgré l’extrême diversité des situations nationales. Les Etats ne prennent plus en compte la vie des gens. Ils prennent en compte le cours du baril, la notation par les marchés financiers. Ces révoltes renvoient à tous ces enjeux politiques.
Au début, on était très sceptique sur la théorie des dominos et l’effet de contagion révolutionnaire. On est obligés de constater qu’il existe ?
Effectivement, il y a des choses qui deviennent pensables. Ce que l’on craignait avant a lieu, mais les gens n’en ont pas peur. Ce qui faisait tenir les gens tranquilles, c’était la peur de la répression, maintenant la répression a lieu, mais ils n’en ont plus peur. Il y a eu moins de morts en Tunisie qu’en Egypte, moins en Egypte qu’en Libye, et le mouvement continue.
C’est assez étonnant de constater que quand un seuil est passé, l’Etat perd alors toute crédibilité. Il y a quand même le contre-exemple algérien qui a connu, de loin, les émeutes les plus violentes en janvier, mais qui n’a pas débouché sur une mise en cause du pouvoir.
Est-ce qu’il y a une spécificité libyenne, où l’on assiste désormais à un carnage quotidien ?
En Tunisie, comme en Egypte, il y a eu successivement un soulèvement populaire et un coup d’Etat militaire, applaudis par tout le monde, avec des militaires qui vont peut-être tenir leur promesse de démocratiser le pays.
En Libye, vous avez le soulèvement de la jeunesse, mais l’armée n’est soumise à aucune pression extérieure et elle est en train de se diviser, même si l’attitude de l’armée reste déterminante pour la suite des événements. Et je demande à voir ce qui va suivre, parce que je me garderai bien de faire la moindre prévision sur la reconstruction de cet Etat libyen .
Quel rôle attribuez-vous aux nouvelles technologies ?
Elles sont venues à point nommé pour faire se déployer des nouvelles formes d’organisation. Les réseaux sociaux sont devenus des moyens d’organisation tout à fait naturels pour les nouvelles générations, avec une facilité déconcertante pour la jeunesse de contourner les interdits, la censure grâce à Internet.
Même en Chine, le régime semble attentif à ce qui se passe en Afrique du Nord. Des émeutes auraient eu lieu en Corée du Nord. Est-ce que vous pensez que la révolution de Jasmin peut avoir des conséquences jusqu’en Asie ?
En Chine, l’émeute fait partie de la gestion de l’Etat, c’est une sorte de soupape. Il y en a très très souvent.
En Corée du Nord, il y en a sans doute, mais c’est surtout très rare que l’information parvienne à sortir. L’exaspération cristallise souvent sur des questions très concrètes : alimentation ou l’énergie par exemple. Mais il faut rester attentif, il y a 15 jours, la Libye semblait être un régime verrouillé.
En Europe, la Grèce connaît, elle aussi, de violents affrontements. La comparaison a-t-elle un sens ?
La vraie différence, c’est la pyramide des âges. Dans les mouvements auxquels on assiste actuellement, la jeunesse est majoritaire de façon écrasante, alors qu’en Europe, elle est très minoritaire. En Grèce, la révolte a bien lieu sous des formes assez similaires mais les conséquences n’ont rien à voir. A l’heure actuelle.