Après des années de frénésie immobilière, de vastes complexes résidentiels ultramodernes se délitent aujourd’hui lentement à travers toute l’île, faute d’acheteurs. «À vendre», «À louer», «Prix cassés», tous les immeubles ou presque sont hérissés de panneaux multicolores. Qui voudrait maintenant du quatre-pièces des Ramsey, acheté 283.000 euros au plus fort de la flambée, et qui n’en vaut même plus la moitié ?
Qu’il a l’air épanoui, ce jeune couple escorté de bambins blonds déambulant dans une avenue arborée le long de boutiques flambant neuves ! Sauf que cette image du bonheur n’est qu’un mirage : derrière les palissades illustrées de publicités géantes pour cette «nouvelle capitale du côté nord (de Dublin)» , il n’y a qu’un immense terrain vague. En fait de magasins, une ribambelle d’affiches «coming soon» promettent ici un salon de coiffure, là un restaurant… qui ne viendront jamais.
À Clongriffin, où les promoteurs espéraient attirer 25.000 résidents, des centaines d’appartements, dans les hauts immeubles de béton et de verre qui bordent la rue principale, restent, depuis 2007, désespérément vides. Après des années de frénésie immobilière, dopée par le boom de l’économie irlandaise, de vastes complexes résidentiels ultramodernes, parfois seulement à moitié achevés, se délitent aujourd’hui lentement à travers toute l’île, faute d’acheteurs.
«Dire qu’il y a cinq ans, nous avons fait la queue pendant dix heures, la nuit, en plein hiver, pour l’acheter, tellement cela avait l’air d’une bonne affaire !, se souvient Selene Ramsey, une jeune pharmacienne, mère de deux enfants. La piscine, le centre sportif, le cinéma, on en rêvait ! Finalement on n’a qu’une supérette et une pharmacie ouverte à mi-temps. Et on est coincés à vie dans ce trou de Clongriffin. Le moins qu’on puisse dire, c’est que c’est calme…»
Dans ces contrées de manoirs hantés, ce sont désormais des «lotissements fantômes» et des «hôtels zombies» que l’on peut visiter. Comme autant de monuments en mémoire du défunt «Tigre celtique». Selon un récent rapport officiel, il existe 2856 quartiers résidentiels fantômes dans le pays : quelque 121.000 logements vendus sur plans et qui, à cause de l’éclatement de la bulle immobilière, n’ont pas tous trouvé preneur.
Vague d’émigration
Le rapport a recensé 78.195 habitations inachevées, la plupart aux abords des grandes villes, mais aussi en rase campagne. Parfois, les routes qui y mènent ne sont ni goudronnées ni éclairées, il n’y a pas de raccordement au tout-à-l’égout ni de collecte des ordures. «Cela entraîne des problèmes de santé, de sécurité, de comportement antisocial… Et plus de 78.000 familles vivent dans ces conditions !» s’alarme Rob Kitchin, directeur de l’Institut national d’analyse régionale et spatiale (Nirsa), coauteur d’un rapport intitulé «Un paysage hanté».
Au total, plus de 330.000 habitations sont aujourd’hui inoccupées à travers le pays. Selon Rob Kitchin, la plupart d’entre elles le resteront encore longtemps, «plus de dix ans dans certains comtés». «Entre 1993 et 2007, l’immobilier est devenu une composante majeure de l’économie, employant jusqu’à 13,4 % des Irlandais, rappelle-t-il. Tout le monde trouvait son intérêt à cette frénésie immobilière, planifiée à l’aveugle, à coups de dérégulation, d’incitations fiscales et de prêts à taux records : les spéculateurs, les autorités locales, les banques et l’État, avide de taxes générées par le secteur.»
Le prix moyen d’une maison a bondi de 75.000 euros en 1996 à 311.000 dix ans plus tard, pour retomber autour de 200 000 actuellement. Quant aux prix des terrains, ils ont été multipliés par six pendant la même décennie, devenant les plus chers d’Europe ! Désormais à Dublin, 23 % des bureaux sont vides. Dans l’ensemble du pays, 400 commerces sont menacés de fermeture et 15.000 chambres d’hôtel sont considérées comme superflues.
«Nous sommes bien situés, donc pas trop menacés, indique Dara Mc Eneaney, directrice de l’hôtel O’Callaghan Stephen’s Green. Mais nous avons dû baisser le prix de nos chambres de 40 %, les salaires d’au moins 10 % et fermer le restaurant…»
« Un mémorial à notre folie »
S’il y a une entreprise prospère aujourd’hui en Irlande, c’est bien Visa First. Quelque 22.500 visas australiens et plus de 4000 visas canadiens ont été accordés à des Irlandais l’an dernier. «Avant, c’était surtout des jeunes qui voulaient une expérience à l’étranger, indique Edwina Shanahan, directrice du marketing. Maintenant, ce sont des trentenaires et des familles entières.» Avec un chômage à 13 %, qui atteint 30 % chez les jeunes, beaucoup ne voient d’autre solution que d’émigrer.
En un an, entre avril 2009 et avril 2010, plus de 65.000 personnes – sur une population de 4,5 millions d’habitants – ont quitté l’Irlande. Désormais, c’est plus d’un millier d’Irlandais qui font leurs valises chaque semaine. Et d’abord, les jeunes : 70 % des jeunes chômeurs ont l’intention d’émigrer au cours des douze prochains mois. «On ne voit aucune perspective, assène Ian, 20 ans, à la sortie du Trinity College. Ma maîtrise d’économie, je ne peux rien en faire ici.»
Que vont devenir tous ces lotissements fantômes, alors que tant d’Irlandais quittent le pays ? Une commission d’experts travaille sur le sujet. En attendant, sur les rives de la Liffey, le vent s’engouffre dans la carcasse abandonnée de l’immeuble qui devait devenir le nouveau siège de l’Anglo Irish Bank, cet établissement au coeur de la crise financière. «Je propose de le laisser tel quel, suggère Rob Kitchin. Comme un mémorial à notre folie.»