Notre système de protection sociale n’a plus les moyens de supporter les milliards envolés de la fraude. Un changement de culture autant que de méthode sont inévitables.
Quatre femmes, 17 enfants et 175.000 euros de prestations sociales en trois ans ! La petite entreprise polygame de Lies Hebbadj, ce commerçant aux quatre maisons vivant à Rezé (Loire-Atlantique), aurait sans doute continué à prospérer des années durant si l’une de ses compagnes n’avait refusé d’ôter sa burqa lors d’un contrôle routier. Pourtant, plus que son mode de vie, c’est bien le montant astronomique de ses allocations qui a outré l’opinion au printemps dernier et qui lui vaut sa mise en examen pour fraude aux prestations sociales et travail dissimulé.
Marre des fraudeurs? Pour la grande majorité des Français, ils devraient être plus lourdement sanctionnés *. L’exaspération est d’autant plus forte que notre pays traverse de sérieuses difficultés économiques. Quatre millions de personnes cherchent un emploi et le déficit des comptes sociaux explose: 30 milliards d’euros l’an dernier. Un record !
La France peut-elle dans ces conditions continuer de fermer les yeux sur 12 à 18 milliards de dépenses indues et de cotisations évaporées? Non, répond Xavier Bertrand, le ministre du Travail, de l’Emploi et de la Santé, qui s’apprête à renforcer la lutte anti-fraude. «Chaque euro injecté dans le système de protection sociale doit aller à ceux qui en ont besoin», martèle-t-il.
Les députés de la Mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la Sécurité sociale (Mecss) se sont eux aussi emparés du sujet, considérant que «la fraude sociale est d’une telle ampleur qu’elle constitue un vrai problème de société», selon les mots de Dominique Tian, député UMP des Bouches-du-Rhône et rapporteur de la mission. Ses conclusions sont attendues fin avril.
Longtemps, la mansuétude a été de mise à l’égard des petits malins qui s’ingéniaient à détourner la solidarité nationale à leur profit. Autant le fisc faisait peur, autant la «chasse aux allocs» prenait des allures de sport national. La France faisait figure de pays de cocagne, accueillant à bras ouverts ces milliers de Britanniques venant toucher le RMI, offrant des traitements de fécondation in vitro gratuits à des femmes sans papiers (23 à Paris l’an dernier), proposant des allocations logement aux enfants des classes aisées, octroyant des pensions d’invalidité complète à des personnes souffrant de «troubles du sommeil», acceptant la polygamie de fait…
De la fraude? Non, juste une utilisation «limite» d’un système de protection sociale dont nous sommes fiers de dire qu’il est «le plus généreux au monde». Comment ne pas chercher à en tirer parti pour soi-même?
Tout le monde se sert. En 2006, Claude Frémont, le directeur de la Caisse d’assurance-maladie de Nantes, pousse un dernier coup de gueule avant de claquer la porte après douze années passées à traquer les fraudeurs – des médecins pour la plupart. «La Sécu est devenue une vache à lait!» explose celui qu’on surnommait «Zorro de la Sécu», qui n’hésitait pas à dénoncer l’impuissance publique face au «lobby extraordinairement puissant des médecins».
Et qui n’a jamais payé sa femme de ménage ou sa nounou «de la main à la main»? Le travail illégal est la principale fraude sociale en France. Pour la collectivité, c’est la double peine: des cotisations sociales et des impôts qui ne rentrent pas (8,5 à 12,5 milliards d’euros) et des salariés qui accèdent à des prestations sociales en minimisant leurs revenus. Douce France…
Ce n’est qu’au milieu des années 2000 que les parlementaires, le gouvernement et la haute administration commencent à prendre la mesure de la fraude aux prestations. A partir de 2005, le législateur demande à la Cour des comptes de certifier les bilans des organismes sociaux, ces mastodontes qui brassent, bon an, mal an, plus de 300 milliards d’euros. Les voici tenus de présenter des comptes «fidèles et sincères» comme n’importe quelle entreprise cotée. Il était temps !
En 2008, une délégation nationale de lutte contre la fraude, logée à Bercy, est créée. Parallèlement, la Cour des comptes s’est lancée dans une évaluation de la fraude aux prestations sociales. Un exercice apparemment délicat, même pour des magistrats rompus au contrôle de puissants organismes publics. Dans sa première mouture, envoyée un peu vite l’an dernier aux parlementaires, la Cour dressait un panorama fort critique de la lutte anti-fraude: «Stratégie nationale aux cibles imprécises», «actions des caisses locales limitées», «récupération insuffisante des indus»… Des attaques atténuées dans la version publique. Pour ménager quelques ego? Ou pour minimiser le fléau?
Car le chiffre de 1 % de fraudes aux prestations sociales – couramment avancé par les dirigeants des organismes sociaux – est de plus en plus contesté. D’abord, parce qu’il résulte d’une simple extrapolation de contrôles effectués par la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) sur un échantillon de dossiers: l’an dernier, celle-ci s’est courageusement lancée dans un premier chiffrage de la triche en épluchant 10.000 dossiers.
Il en résultait que 2,2 % des allocataires fraudaient. Soit, en extrapolant à l’ensemble des bénéficiaires, 200.000 tricheurs pour un montant estimé entre 540 et 800 millions d’euros, ce qui représente grosso modo 1 % des prestations versées annuellement. «Ce chiffre est à peu près identique chez nos voisins», fait remarquer Daniel Buchet, «monsieur anti-fraude» de la Cnaf.
L’assurance-maladie et la branche vieillesse se bornent, elles, à afficher les résultats des fraudes qu’elles détectent (150 millions d’euros pour la première, 22 millions pour la seconde). Mais à l’assurance-maladie, on reprend volontiers l’évaluation globale de 1 %. Or, selon le bon vieux principe de «plus on cherche, plus on trouve», il y a fort à parier qu’un renforcement de la lutte anti-fraude donnerait des résultats bien supérieurs. La preuve? Il y a cinq ans, l’assurance-maladie n’identifiait que 10 millions d’euros de fraudes ! «Nous ne pensons pas que la fraude explose, mais on en détecte beaucoup plus qu’il y a quelques années», explique-t-on au ministère.
Aujourd’hui, les organismes sociaux affirment avoir fait du combat contre la triche une «priorité majeure». «Nous savons que nos assurés sont particulièrement soucieux de la bonne utilisation de leurs cotisations et nous demandent qu’elles soient utilisées pour financer les dépenses de santé utiles», explique Frédéric Van Roekeghem. Le directeur général de l’assurance-maladie a nommé un médecin, Pierre Fender, à la tête de la lutte anti-fraude. Question de «légitimité» face à des professionnels de santé prompts à s’émouvoir quand on leur demande des comptes. Certes, les bataillons de contrôleurs sont encore bien faibles: 88 à la Cnav, environ 250 à la Cnam, 630 à la Cnaf… Quant aux 2500 inspecteurs du travail et 1550 contrôleurs Urssaf, ils consacrent respectivement 12 et 14 % de leur temps à lutter contre le travail illégal.
Mais l’arsenal juridique s’est considérablement renforcé depuis cinq ans. La Cnaf, qui croise déjà ses fichiers avec ceux des impôts depuis une dizaine d’années, peut désormais demander aux autres organismes sociaux, aux fournisseurs d’énergie (EDF, GDF-Suez…) et surtout aux banques la communication des données personnelles des allocataires.
«Nous avons les mêmes pouvoirs que les agents des impôts», insiste Daniel Buchet. A une exception: les allocataires ne sont pas tenus de faire rentrer dans leur logement les contrôleurs des Caf. De toute façon, il y a belle lurette que ces derniers «ne comptent plus les brosses à dents et les paires de pantoufles» pour s’assurer du non-concubinage d’un bénéficiaire d’une allocation pour parent isolé ! Une plongée dans les baux, les comptes en banque ou les factures de gaz est bien plus efficace. A condition que tout le monde joue le jeu, ce qui ne semble pas être toujours le cas (certaines banques renâclent).
Les allocataires ont aussi du mal à se faire à cette idée. Il suffit de faire un tour sur les forums de discussion pour s’en convaincre. «Comment peuvent-il avoir accès à nos comptes bancaires, c’est un nouveau délire de l’État? On n’a pas le droit d’assurer nos arrières?», s’insurge «Loli», sur droit-finance.net. Une autre internaute n’en est toujours pas revenue après avoir constaté que La Poste avait prévenu la Caf du transfert de son courrier chez son petit ami. «Ils sont tous en lien! explose-t-elle. J’ai vu sur les forums que maintenant c’était légal! Ils peuvent consulter un fichier spécial et regarder nos comptes en toute légalité!» Une telle intrusion, courante en matière de fiscalité, est révolutionnaire pour les bénéficaires de prestations.
A ce jour, toutefois, les organismes font preuve de beaucoup de retenue dans les sanctions. Question de culture, d’abord. «Les agents des Caf sont formatés pour aider les pauvres, pas pour les redresser», lâche un fonctionnaire des affaires sociales. Question de définition aussi. Un hôpital facture une journée entière d’hospitalisation pour un simple fond de l’œil ou une opération qu’il n’a pas effectuée ? Pour l’assurance-maladie, c’est une faute, pas une fraude. «Nous ne pouvons que nous en tenir à la définition légale», plaide Pierre Fender. Selon le code civil, la fraude est un acte «réitéré et délibéré».
Si l’on tient compte des « erreurs » – appelées «indus» en jargon Sécu -, les sommes qui échappent aux organismes sociaux sont bien plus élevées. Les Caf, par exemple, détectent 2 milliards d’euros d’indus par an. Tous les responsables jurent la main sur le cœur récupérer la quasi-totalité de ces sommes. Les députés de la Mecss sont sceptiques. Jean-Pierre Door, élu UMP du Loiret et médecin, a fait ses calculs: «Sans les 5 milliards de fraude et les 10milliards d’actes médicaux inutiles, l’assurance-maladie serait à l’équilibre.»
Les parlementaires veulent passer à la vitesse supérieure. Ils demandent que la Cnaf cesse de prévenir les allocataires des visites des contrôleurs. Ce qui est déjà le cas lors d’un fort soupçon de fraude, selon Daniel Buchet. Surtout, les élus UMP demandent l’instauration d’une «carte sociale» sur laquelle figureraient tous les subsides dont bénéficie le titulaire. «De l’aide municipale à l’aide de l’État», précise le rapporteur Dominique Tian, qui souligne que la Belgique est déjà dotée d’un système équivalent. Xavier Bertrand devrait leur donner satisfaction avec la mise en service annoncée du Répertoire national commun de la protection sociale d’ici à la fin de l’année.
Et si l’arme anti-fraude la plus efficace était la peur du gendarme? Depuis quelques semaines, une affichette orne les halls d’entrée des Caisses d’allocations familiales. Y figure noir sur blanc un jugement du tribunal de Melun : sept fraudeurs aux allocations logement écopent de peines de prison allant de six mois avec sursis à deux mois ferme. C’est la deuxième fois dans l’histoire de la Cnaf qu’une telle publicité est exigée par les tribunaux.
* Sondage Ifop réalisé du 7 au 15 février 2011 auprès de 1013 personnes.
(Merci à Filaphil)