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Par Jean Gadrey

En cette période où même les politiques de droite se mettent à augmenter (timidement) les impôts des plus riches et à rogner quelques niches fiscales (sans toucher aux plus grosses, par exemple la méganiche Copé qui a coûté 22 milliards d’euros à l’État en trois ans, voir la note en fin de texte), les lobbies ultra-libéraux ne lâchent pas prise et dénoncent inlassablement « l’étatisation de l’économie » et « l’insupportable pression fiscale » en France.

J’ai été interviewé cet été par une journaliste de Terra Eco dans les termes suivants : « Un institut étiqueté “lobby libéral” (l’Institut économique Molinari) vient de publier une étude expliquant que la France était l’un des trois pays européens à taxer le plus ses salariés… leur étude aboutit à la date du 26 juillet comme jour de “libération fiscale”, jour à partir duquel le salarié français commencerait à travailler pour lui, et non plus pour l’État. Seules la Hongrie et la Belgique taxeraient plus longtemps leurs salariés (tableau ci-dessous).

Tableau : la date de « libération fiscale » selon les pays en Europe

Les données présentées par l’institut Molinari rejoignent – selon les membres de l’institut – les conclusions d’une étude similaire menée selon une autre méthode par l’association “Contribuables Associés”, que l’on sait du même bord, et qui fixent eux le jour de la libération fiscale au 22 juillet… »

Questions de la journaliste :

1. Est-ce que ces données ont du sens ?

2. Est-il vraiment possible de comparer la “pression fiscale” des salariés de systèmes aussi différents que Chypre, la Bulgarie ou l’Allemagne ?

3. Et, enfin, comment présenter ces chiffres à un public non averti, qui ouvre grand les yeux en découvrant qu’il travaille plus de la moitié de l’année pour l’État, quand bien même l’argent public n’est pas toujours géré au mieux ?

Je vous reproduis, avec quelques compléments, les réponses que j’ai fournies à la journaliste. Elle les a très partiellement (longueur d’article oblige) mais très honnêtement intégrées à son article, qui présente aussi la position adverse. On trouve l’article via ce lien, mais c’est réservé aux abonnés.

Réponses globales aux trois questions, avec quatre arguments :

Ces comparaisons sont faites pour tromper et pour susciter des réactions libérales et anti-étatiques.

1) D’abord, la méthode la plus sérieuse et la plus répandue pour évaluer le poids des recettes publiques dans l’économie se fonde sur le « taux de prélèvements obligatoires », qui est de 42,5 % du PIB en France en 2010 (Insee). Avec ce critère, on n’attend pas le 26 juillet pour cesser de « financer l’Etat », mais le 5 juin.

Pourquoi cette première différence, qui n’est pas la plus décisive ? Parce que l’institut Molinari a fait le choix discutable de ne prendre en compte que les prélèvements publics qui portent sur le travail, et pas ceux qui affectent les revenus du capital, les profits. Les seconds sont incroyablement plus faibles. Mais les profits ne sont-ils pas eux aussi issus du travail ?

Patrick Artus avait estimé en 2010 que si l’on taxait le capital au même taux que le travail, cela rapporterait 100 milliards d’euros ! On comprend que nos ultra-libéraux passent cela sous silence…

Je leur suggère deux autres dates parlantes :

a) la date à laquelle les revenus du capital cessent de contribuer aux biens communs et aux services publics dont les capitalistes et leurs entreprises profitent pourtant quotidiennement. Avec un taux effectif de prélèvement sur ces revenus qui n’est plus que de 18,3 % (Artus), on obtient la date du 6 mars ;

b) la date à partir de laquelle les salariés cessent de « financer les profits ». Ce dernier mot est pudiquement évacué. Avec une part des profits de l’ordre de 40 % de la valeur ajoutée des entreprises, cette date est proche du 1er mai, fête du travail !

2) Ensuite, dans l’ensemble des recettes publiques, une partie minoritaire sert vraiment à financer l’Etat, ses fonctionnaires, ses actions et ses investissements, l’éducation et la santé publiques, et plus généralement les administrations et services publics. On appelle cette partie « prélèvements obligatoires nets », ET ELLE REPRESENTE SEULEMENT 17 % DU PIB EN FRANCE, moins que la moyenne de l’OCDE.

Cela donne alors la date du 3 mars pour « en finir avec le financement de l’Etat » ! Pas de quoi s’affoler. Il me semble même que ce n’est pas assez pour vivre bien dans une bonne société d’un pays économiquement riche.

3) Les autres recettes publiques ne financent pas l’Etat mais des transferts, de la redistribution qui ne va pas vers l’Etat mais vers les citoyens qui, selon nos lois et notre éthique (notre modèle social), en ont besoin, par exemple les retraites, les remboursements de frais de santé, les allocations de chômage, etc. C’est, avec les services publics universels, un facteur clé de la cohésion sociale et de la sécurité économique de tous, à commencer par les plus modestes.

Les auteurs de l’étude devraient dire qu’en réduisant cette part, on condamnerait une grande partie de la population, dont les retraités et les chômeurs, à la misère, et on augmenterait les inégalités entre ceux qui peuvent financer leur protection sociale via des organismes privés et ceux (la majorité) qui ne le peuvent pas, qui n’ont pas cette « liberté ».

Nos ultra-libéraux devraient méditer cette belle formule de Lacordaire : « entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ».

4) Enfin et peut-être surtout, comparer avec de telles données des pays dont les systèmes sociaux sont très différents, est une tromperie organisée.

Un rapport du Conseil d’Analyse Économique de 1998 (« Fiscalité et redistribution ») avait montré que si le taux de prélèvements obligatoires était alors de 30 % aux États-Unis contre 45 % en France (chiffres des années 1990), cela s’expliquait en quasi-totalité par les deux faits suivants : les cotisations sociales obligatoires françaises sont remplacées pour partie par les « libres » contributions des entreprises américaines à des fonds de retraite privés (7 % du PIB), et par les « libres » contributions des salariés et des employeurs aux systèmes privés d’assurance maladie, des contributions qui sont indispensables, mais qui ne sont pas des prélèvements « obligatoires » (publics).

Dans les deux cas, cette privatisation des prélèvements (que prônent les lobbies libéraux) s’accompagne de fortes inégalités, selon les entreprises et selon les revenus des ménages. Si l’on ajoutait à ces deux postes les dépenses des ménages en matière d’éducation privée, il est probable que les « prélèvements » seraient plus importants aux États-Unis qu’en France (pour des résultats très inférieurs en termes de santé publique, de pauvreté, de violences, etc.) ! Privatiser la santé et l’assurance maladie, par exemple, cela finit par coûter très cher à une collectivité, bien plus cher qu’un bon service public pour tous.

Conclusion :

Bien que les politiques de droite en aient beaucoup affaibli la dimension sociale et écologique (leur contribution aux biens communs), les recettes publiques servent d’abord l’économie et la cohésion sociale. On peut certes en améliorer nettement l’efficacité selon des critères sociaux et écologiques, mais elle reste considérable.

Sans les transferts sociaux par exemple, il y aurait en France non pas 13 à 14 % de pauvres, ce qui est déjà beaucoup, mais 26 %, près de deux fois plus (voir ce rapport du Sénat). Quant aux services publics, l’Insee a montré (Portrait social de la France, 2008) qu’ils contribuent encore plus que les transferts monétaires (deux fois plus) à réduire les inégalités. Mais nos ultra-libéraux s’en moquent, ils pratiquent l’égoïsme de classe des nantis.

Note. La « niche Copé » exonère d’impôt sur les sociétés les plus-values encaissées par des personnes physiques ou morales (holdings) en cas de vente de leurs filiales ou titres de participation détenus depuis plus de deux ans. Voir ce lien.

Le blog de Jean Gadrey

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