Par Jure Vujic, avocat, géopoliticien et écrivain franco-croate.
Comme l’a si bien déclaré Z. Brzezinski, l’Eurasie est le pivot mondial du supercontinent. La puissance qui dans les prochaines décennies exercera sur cette masse continentale l’hegemon, exercera corrélativement une grande influence sur les peuples et les deux zones économiques les plus riches et les plus productives du monde : l’Europe occidentale et l’Asie du sud-est.
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D’autre part, compte tenu de la proximité géographique de l’Eurasie, la puissance hégémonique en Eurasie exercera de même une grande influence sur l’Afrique et le Moyen Orient. La Chine et l’Inde en tant que puissance émergentes, la renaissance impériale de la Russie en tant qu’hégémon régional, l’émergence du Japon et de la Corée du sud dans le jeu des grandes puissances, laissent présager un éventuel nouveau partage des cartes géopolitiques dans la région. L’Europe occidentale, avec sa stratégie de défense et sa PÉSC malgré sa dépendance vis-à-vis des mots d’ordre atlantistes de Washington, semble néanmoins consciente de l’enjeu géopolitique eurasiatique.
C’est dans cette optique que l’UE entend promouvoir, dans la région et les pays de Union, davantage de multilatéralisme effectif, afin d’éviter un cloisonnement de cette région et son isolement par la politique européenne du voisinage et la toute nouvelle Union méditerranéenne. Les intérêts géo-économiques et financiers de l’Union dans la région, les enjeux de la globalisation sont trop grands pour que l’Europe soit marginalisée par le jeu des grandes puissances en Eurasie.
En suivant les thèses bien connues de Mackinder à propos du heartland, il est aujourd’hui davantage plus clair que les États-Unis et les autres puissances régionales atlantistes entendent parfaire la bien connue stratégie de défense du néo-containement par un contrôle accru des mers et de la zone littorale qui s’étend de Suez à Shanghai, et notamment à cause de l’émergence de nouveaux acteurs régionaux d’envergure comme le Japon, la Chine, et l’Inde. C’est dans cette perspective que Bill Emmot l’éditoraliste de The Economist affirme que “les nouveaux pouvoirs eurasiatiques renforcent leurs pouvoirs maritimes sous la forme d’installations militaires localisées, pour les mettre au service de la protection de leurs intérêts économiques, la défense de leurs routes stratégiques et afin élargir leurs zones d’influence.“
La stratégie américaine d’encerclement de la Chine
Depuis des décennies et surtout depuis la guerre froide, les États-Unis se posent en pouvoir dominant sur le littoral asiatique méridional. Afin d’améliorer son dispositif hégémonique dans la région et de décourager toute puissance montante continentale en Asie centrale, le système de sécurité maritime américain repose actuellement sur des régions sécuritaires dites pivots : d’une part le canal de Panama qui relie l’Atlantique et le Pacifique, deuxièmement les lily pads qui relient les installations militaires maritimes de San Diego à Hawaï jusqu’à Guam, et de Guam au Japon et la Corée du Sud, et enfin troisièmement, la grande barrière qui s’étend le long du littoral du sud-est asiatique. Grâce à cette barrière maritime qui s’étend du nord de Borneo en passant par Singapour, les États Unis sont assurés d’une présence géostratégique en Asie du sud-est.
Le système de sécurité maritime américain comprend deux têtes de ponts stratégiques : Taïwan et le Japon. Les États Unis ont conclu en octobre 2008 un contrat avec Taïwan pour la vente de de missiles intercepteurs et d’hélicoptères Apaches pour 4.4 milliards d’euro. En chien de garde de la grande barrière sécuritaire maritime, Taïwan a mis la Chine dans une position défensive. Le second pilier du dispositif défensif américain est le Japon qui abrite la plus importante base navale de l’American Seventh Fleeth et possède une armée efficace. La modernisation militaire de la Chine et la montée en puissance maritime de la Corée du Sud ont forcé les cercles militaires et stratégiques japonais à repenser leur doctrine militaire. C’est ainsi que le vice-amiral Hideaki Kaneda à la tête de la force japonaise maritime d’autodéfense explique, en affirmant que la Chine a changé de style de défense maritime vers un sea-power plus agressif, ce qui a poussé le Japon à reformuler sa stratégie maritime nationale. L’armée japonaise vient de se doter d’armements sophistiqués, d’hélicoptères Hyuga qui accroissent les capacités opérationnelles maritimes.
Tokyo utilise le JMSDF (Force japonaise maritime d’autodéfense) en support aux opérations en Afghanistan et en Irak. D’autre part le Japon a acquis une nouvelle force de frappe avec le développement de la garde côtière qui est engagée dans la diplomatie maritime avec leurs partenaires dans l’Asie du Sud-Est. La Corée du sud, allié stratégique des USA dans la grand barrière maritime, vient de construire des bases navales maritimes tout près de la Chine et du Japon. La Corée du Sud, qui a le plus grand budget militaire dans le monde en proportion de son PIB, vient de réorganiser et de moderniser son armée avec la mise sur pied de trois escadrons mobiles stratégiques qui seront opérationnels en 2020 et qui seront constitués de bâtiments équipés de missiles AEGIS combat system.
Paul Kennedy dans The Rise and Fall of the Great Powers a déclaré que le Japon et la Corée du Sud se doteront d’un certain degré d’autonomie face à leur allié les États-Unis, mais continueront d’occuper une place prépondérante dans le dispositif de défense américain de la grande barrière maritime.
La stratégie chinoise du collier de perles
La Chine constitue une menace géopolitique certaine pour le Japon et la Corée du Sud. Sa croissance économique a doublé depuis 1990 ; afin de soutenir cette croissance vertigineuse Pékin devra augmenter sa consommation de pétrole de 150% d’ici 2020. Actuellement plus de 6000 navires chinois naviguent dans l’Océan Indien pour approvisionner leur pays en pétrole. Il va de soit que d’ici 2025, la Chine devra importer de considérables ressources énergétiques du Moyen-Orient et de l’Afrique. Les géostratégies maritimes américaine et japonaise buttent uniquement sur la voie maritime chinoise, laquelle passe par la mer de Chine avec ses ramifications le long du détroit de Malacca. 80% des transports maritimes pétroliers empruntent cette artère stratégique.
Afin d’assurer la sécurité de ses routes maritimes d’approvisionnement énergétique, la Chine devra contourner les États-Unis et le Japon à l’est. La Russie concentre sa puissance maritime au nord, alors que l’Inde contrôle le flanc sud maritime de l’Océan Indien. En conséquence, la Chine devra renforcer son indépendance et la puissance de son pouvoir naval militaire, en particulier dans l’Océan Indien. La Stratégie maritime chinoise est double : d’une part, elle doit contenir la présence américaine dans le détroit de Taïwan, d’autre part, à l’avenir, elle devra assurer sa poussée maritime vers l’Océan Indien en encerclant l’Inde.
C’est dans le cadre de cette nouvelle stratégie maritime que la Chine vient de s’équiper de sous-marins russes Kilo-class. La deuxième composante du programme de modernisation navale chinois et d’encerclement stratégique de l’Inde est constituée de ce que l’on appelle le collier de perles maritime. Ce collier maritime relie l’installation navale chinosie de Sanya dans le sud avec l’île de Hainan, et d’autre part avec le Moyen-Orient. D’autres colliers maritimes secondaires s’étendent vers le Sri Lanka et dans les Maldives, reliant la baie de Bengale avec Gwadar dans la mer d’Arabie et complétant le triangle stratégique autour de l’Inde. La Chine redoute actuellement que les États-Unis et leurs alliés encerclent la Chine et l’espace maritime privilégié chinois, et c’est pourquoi les thèses d’Alfred Mahan à propos de la nécessité de la sécurisation des routes de transports sont actuellement très en vogue dans les milieux stratégiques militaires chinois. Les perles (étapes) du collier chinois, du Pakistan à Bornéo, vont devenir des couloirs stratégiques dans le littoral qui relie l’Afrique au Moyen-Orient.
Afin de diversifier ses routes d’approvisionnement et d’éviter des goulots d’étranglements dans le dispositif du collier de perles, les ressources énergétiques pourront être acheminées par Sittwe et Gwadar, par route et voie ferrée le long de la frontière chinoise avec la Birmanie et le Pakistan en pénétrant dans les provinces chinoises de Yunnan ou le Xingjina. Lorsque la géostratégie chinoise sera consolidée dans l’océan indien, le futur collier de perles pourra s’ouvrir aux Seychelles en étendant la poussée stratégique chinoise vers l’Afrique. Ce n’est pas un hasard si Pékin a annoncé en décembre 2008 la volonté de construire une base aérienne, afin de de sécuriser son collier de perle et de consolider la présence stratégique maritime chinosie dans l’océan indien.
Le contre encerclement de l’Inde et le projet indo-atlantiste
Comme la Chine, l’Inde est extrêmement dépendante des routes maritimes commerciales. 77% des importations indiennes de pétrole proviennent du Moyen-Orient et de l’Afrique. Le Brigadier Arun Sahgal, directeur de l’Institut indien United Service Institution de New Delhi, qualifie la politique géopolitique chinoise de stratégie d’encerclement. En effet, le Nord de l’Inde est directement voisin de la Chine ; à l’Ouest le rival régional pakistanais, avec lequel la Chine développe ses relations, à l’est le Bangladesh pro-chinois et la junte birmane, alors qu’au sud se trouve le collier de perles chinois qui entoure l’Inde tel un serpent maritime géostratégique. Pour certains géopoliticiens et stratèges indiens et américains, une grande coalition des États côtiers et insulaires permettrait d’opérer un contre-encerclement de la Chine.
Cette stratégie Indo-Américaine permettrait d’assurer un contre-encerclement par une ceinture géostratégique autour des rimlands asiatiques : l’Inde au sud-ouest de la Chine, la Corée du Sud au Nord-est, le Japon et Taïwan à l’Est, et les Philippines et Guam au sud-est, ce qui obligerait la Chine à adopter une posture géostratégique défensive. Cette stratégie indo-américaine pourrait menacer à long terme la construction d’une alliance eurasienne stratégique maritime et continentale.
L’Inde anticipe de même la menace d’un renforcement des relations entre le Pakistan et la Chine, et a entamé une pénétration géostratégique en Asie centrale : en 2006, New Delhi a étendu son influence dans cette région de l’Eurasie en ouvrant un premier aéroport militaire indien dans cette région, au Tadjikistan, un pays qui borde le Pakistan au Nord et la Chine à l’ouest, et qui offre à l’Inde un pont avancé dans la région. L’Inde renforce son potentiel militaire naval et a construit une nouvelle installation maritime militaire stratégique à Karwar au sud-ouest de la côte indienne, ainsi qu ‘une nouvelle base aéronavale à Uchipuli dans le sud-est, et un poste d’observation à Madagascar lui permettant de concentrer son commandement naval dans les îles d’Andaman. L’Inde a pris place dans la profondeur de la mer de Chine du sud, en pénétrant dans la baie vietnamienne de Cam Ranh, laquelle lui ouvre la voie à une combinaison géostratégique navale et aérienne permettant de projeter sa force de frappe dans la mer arabe, le golfe de Bengale, le long de l’Océan Indien et la partie ouest du Pacifique.
Consciente de ces menaces d’encerclement et de contre-encerclement de la profondeur eurasiatique continentale sur les franges maritimes du continent européen et asiatique, la Russie se livre à un redéploiement de sa stratégie militaire eurasiste le long du littoral eurasien et africain, qu’illustre la décision d’ouvrir des bases militaires navales en Syrie, en Libye et au Yémen. Ces décisions sont accompagnées d’un vaste programme de modernisation navale, par des projets de construction d’avions de combats de nouvelle génération et un renforcement des capacités technologiques et logistiques.
Tribulations géopolitiques dans la zone côtière eurasiatique
Il est désormais évident que les stratégies d’encerclement et de contre-encerclement américaines, japonaises, sud-coréennes, chinoises, indiennes et russe se concentrent sur la zone côtière eurasienne, en tant que zone géopolitique pivot pour le contrôle de l’hinterland, la profondeur stratégique de la masse continentale eurasienne. Dans cet ensemble géopolitique émergeant, la ceinture littorale eurasienne passe par des axes géostratégiques composés par le canal de Suez et Shanghai, car ces axes séparent des pouvoirs émergents eurasistes : la Chine, le Japon et la Corée du sud à l’Est, l’Inde au Sud, la Russie au Nord, alors que l’UE se situe à l’extrême ouest, et les USA sont présents dans la région par la présence de bases navales. La revue stratégique de Défense française en 2008 annonçait déjà que le centre de gravité stratégique global glissait vers l’Asie. Dans le cadre d’une reconfiguration multipolaire du monde, au XXIème siècle, la zone Suez-Shanghai jouera le rôle géostratégique de gateway entre les divers pouvoirs continentaux et maritimes de l’Eurasie.
Le jeu sino-américain et la stratégie du linkage en mer de Chine
Point de passage entre la mer de Chine, l’Asie du Sud-Est et l’Asie Orientale, la mer des Philippines offre des possibilités incontournables à l’armée américaine pour s’assurer du contrôle de toute cette zone stratégique. Mais la Chine est la puissance régionale incontestée de la zone. Elle fait figure de menace en raison de son implication dans toutes les zones de conflits, de ses multiples revendications territoriales et de ses réticences à entrer dans un processus de règlement multipolaire. En effet, la Chine cherche à étendre sa zone économique exclusive, notamment sur les archipels de Paracels, Spratly, Pratas et Macclesfield. Au total, depuis les années 90, le renouveau de l’intérêt porté par la Chine à cette mer ne s’est pas démenti. Mais, cela n’est en rien comparable à l’intérêt que Pékin porte à Taïwan.
La Chine est hyper sensible à l’égard de Taïwan, qu’elle considère comme sa 22ème province. Elle ne concède aucun compromis sur la position d’une Chine unique. Bien que les États-Unis aient accepté cette position, la Chine est convaincue que l’aide fournie par les États-Unis à Taïwan lui donne la confiance de s’opposer aux revendications de Pékin ; ce qui entraîne la méfiance de la Chine à l’égard des États-Unis. Il est certain que, de son attitude dépendront la paix et la sécurité de cette partie de monde. Il est aussi certain qu’avec le développement économique, la Chine sera de plus en plus dépendante de son approvisionnement en pétrole et de son commerce maritime.
L’enjeu stratégique de la mer des Philippines
Le rôle éminent joué en Asie, sur le plan militaire, par les États-Unis, au cours des cinquante dernières années, leur a permis de mettre en place un dispositif aux articulations majeures dont la mer des Philippines offre des possibilités qui demeurent incontournables. En effet, les États-Unis sont actuellement, en Asie, la nation la plus puissante, à la fois politiquement, économiquement et militairement. Leur présence actuelle tient principalement à la menace qu’exerce la Corée du Nord dans la péninsule coréenne et au réveil de la Chine.
En Asie du Sud-Est, les États-Unis ne sont plus présents de manière permanente, depuis qu’ils ont dû abandonner leurs deux bases des Philippines, en novembre 1992. Néanmoins, dans toute la région sauf, peut-être la Chine, il existe une reconnaissance générale des États-Unis comme seul et important acteur ayant la capacité d’assurer l’équilibre stratégique. Ainsi les États-Unis participent largement au maintien de la sécurité dans cette région du monde. Le commandement du Pacifique, dont l’État major est à Hawaï, est en charge de l’ensemble des forces américaines stationnées entre la côte ouest des États-Unis et la mer des Philippines.
Le contrôle de la mer des Philippines permet à l’armée américaine d’assurer le soutien logistique de ses forces largement disséminées dans la région asiatique et de donner la liberté d’action aux flottes déployées dans la région des Philippines. Disposer à nouveau de bases aux Philippines présente aux yeux des Américains un double intérêt. Le premier est le relais entre les océans Pacifique et Indien, lequel n’est assuré aujourd’hui que par Singapour, où un millier d’hommes s’occupent du ravitaillement et de l’entretien des bâtiments et avions américains. Mais Singapour est une petite île aux capacités limitées et qui se trouve à l’entrée du détroit de Malacca. Les Américains lorgnent le complexe aéroportuaire de Général-Santos qu’ils ont récemment aménagé loin des regards indiscrets dans une baie bien abritée de l’île philippine de Mindanao. Général-Santos est davantage à l’écart que la baie de Subic de la mer de Chine du Sud, des eaux qui sont l’objet d’une querelle ouverte notamment entre la Chine, le Vietnam et les Philippines et dont les États-Unis ne paraissent pas vouloir se mêler.
Le deuxième intérêt est de disposer en Asie de l’Est, en cas de conflit en Extrême-Orient, d’un point d’appui solide à l’extérieur du Japon et de la Corée du Sud. Le complexe de Subic et Clark remplissait autrefois cette fonction. Les Philippines pourraient de nouveau le faire si les « manœuvres conjointes » en cours, qui peuvent s’étaler de six mois à un an, débouchent sur un engagement plus durable. Cette possibilité ne peut être exclue si l’on s’en tient aux pressions constantes des Américains sur les Philippins pour aboutir à une « normalisation » des relations militaires qui feraient du vote de 1991 un accident de l’histoire. La mer des Philippines occupe une place stratégique sur le plan militaire aussi bien pour les puissances régionales que pour les États-Unis d’Amérique.
La Chine, quant à elle, cherche à utiliser sa puissance maritime croissante pour contrôler, non seulement l’exploitation des eaux riches en hydrocarbures de cette zone, mais aussi les voies maritimes, parmi les plus fréquentées au monde. Afin de contrer l’influence chinoise en mer jaune et en Chine méridionale, les États-Unis entendent redéployer une ceinture maritime militaire autour de la Chine en s’associant à des exercices maritimes et aériens avec la Corée du Sud, au large de la côte est de la péninsule coréenne. Les liens militaires entre les États-Unis et l’unité d’élite des forces armées indonésiennes s’inscrivent dans le cadre de cette politique navale renouvelée. Ces jeux de stratégie militaire constituent surtout un avertissement lancé à la Corée du Nord sur la force de l’engagement de l’Amérique en Corée du Sud, suite au naufrage du bâtiment de guerre sud-coréen le Cheonan.
Mais ils confirment surtout que les engagements de l’armée américaine en Irak et en Afghanistan n’empêchent pas les États-Unis de défendre leurs intérêts nationaux vitaux en Asie. Le deuxième théâtre de ces jeux stratégiques s’est sitUE en mer Jaune, dans les eaux internationales, très proches de la Chine, démontrant encore une fois l’engagement des États-Unis pour la liberté des mers en Asie. S’ensuivit la visite d’un porte-avions américain au Vietnam, le premier depuis la fin de la guerre, il y a 35 ans. La Corée du Nord, s’est violemment opposée à ces jeux stratégiques, menaçant même d’une réponse « physique ». La Chine a non seulement qualifié l’intervention de Mme Clinton au sujet des îles Spratly « d’attaque », mais a aussi organisé des manoeuvres navales non prévues en mer Jaune avant les exercices conjoints américano-coréens.
Le théâtre géostratégique de la mer de Chine
La mer de Chine méridionale devient ainsi un théâtre géopolitique parmi les plus critiques de la planète. En effet, se superposent ici les projections d’influence de la Chine à caractère expansif et le rôle régional des États Unis à caractère défensif. Les premières remettent en cause la stabilité régionale, le deuxième préfigure un « soft-containement » d’un type nouveau. A partir du discours d’Obama à Tokyo en novembre 2009, la politique de la nouvelle Administration américaine vise à définir les États Unis comme « une nation du Pacifique ».
Cette déclaration, énoncée dans le but de « renouveler le Leadership américain dans le monde », s’adresse non seulement aux alliées historiques de la région, mais également aux pays de l’ASEAN (The Association of Southeast Asian Nations). L’ASEAN constitue un Forum Stratégique de toute première importance pour la stabilité, la paix et le développement économique en Extrême Orient et les USA ont demandé d’y adhérer. Dans une perspective de mouvement de l’échiquier asiatique, l’activisme chinois en politique étrangère influence en profondeur les enjeux stratégiques des principaux acteurs régionaux dans la mer de Chine méridionale, dont les ressources naturelles sont disputées par Taïwan, les Philippines, la Malaisie, l’Indonésie, Brunei, Singapour et le Vietnam.
Cette zone est désormais inclue, d’après le New York Times, dans le périmètre des « intérêts vitaux » de la Chine au même titre que le Tibet et Taïwan, et ceci bien qu’aucune déclaration officielle n’ait fait étalage de cette position. La superposition de deux zones d’influence chino-américaine sur le même espace a été confirmée par la Secrétaire d’État, Mme Hillary Clinton à Washington, le 23 juillet 2010, lors d’une déclaration dans laquelle elle a fait référence à des « intérêts nationaux » des États-Unis concernant la liberté de navigation et les initiatives de « confidence building » des puissances de la région à l’encontre d’une prétendue « Doctrine Monroe » chinoise dans la mer de Chine méridionale. Une partie des pays du Sud-Est comptent, de manière explicite, sur la présence des États-Unis pour contre-balancer l’activisme chinois. Rien ne serait plus dangereux pour la politique étrangère de Kung-Chuô, qu’un pareil alignement sur les déclarations américaines, car la Chine n’a aucun intérêt à l’internationalisation de litiges concernant les eaux territoriales.
Or le Linkage entre la mer de Chine méridionale et la façade maritime du Pacifique est inscrite dans l’extension des intérêts de sécurité chinois.A travers les mers du sud et les détroits, transite 50% des flux mondiaux d’échange, ce qui fait de cette aire maritime un théâtre de convoitises et de conflits potentiels, en raison des enjeux géopolitiques d’acteurs comme la Corée du Sud et le Japon qui constituent des géants manufacturiers et des pays dépendants des exportations.Une des clés de lecture de cette interdépendance entre zones géopolitique à fort impact stratégique est le développement des capacités navales, sous-marines et de surface, de la flotte chinoise.
L’importance des routes maritimes eurasiatiques
L’importance stratégique des routes maritimes eurasiatiques pour l’économie de l’Europe est grandissante, compte-tenu de l’accélération de l’industrialisation et du développement commercial de la Chine, de l’Inde et de la Corée du Sud. Parmi les 15 plus grands partenaires de l’UE, 7 d’entre eux (Chine, Japon, Corée du Sud, Inde, Taïwan, Singapour et Arabie Saoudite) sont situés le long de la côte eurasiatique. Le volume d’importation de l’UE via ces pays est passé de 268.3 milliards d’euros en 2003 à 437.1 milliards d’euro en 2007. Par ailleurs, 90 % du commerce maritime de l’UE passe par les voies maritimes, alors que le commerce maritime avec l’Asie constitue 26.25% du total du commerce maritime transcontinental.
Les points de choc et les flash point stratégiques
En raison des risques d’interruption d’approvisionnement en énergie, et plus particulièrement en gaz (comme cela a été le cas plusieurs fois ces dernières années dans la crise du gaz entre la Russie et l’Ukraine), l’UE doit compter sur une diversification croissante des routes énergétiques d’approvisionnement. Il en est ainsi également du commerce maritime cargo dans le cadre des relations commerciales entre l’Europe et l’Asie, lequel doit emprunter des routes maritimes instables et des zones maritimes côtières de Suez à Shanghai. Les navires de commerce doivent suivre des routes maritimes qui longent le continent africain, à travers l’océan Pacifique et l’océan atlantique, en passant par des zones géographiques précaires appelées points de frottements.
Elles peuvent être définies comme des chaînes. Les navires pétroliers européens qui s’approvisionnent au Moyen-Orient passent par le détroit d’Hormuz, alors que les produits manufacturés d’Asie du Sud -est passent par le détroit de Malacca. Tous les pavillons européens doivent passer par le tunnel maritime stratégique du canal de Suez et de Bab-el Mandeb et le Golfe d’Aden. La localisation géographique de ces points stratégiques, tout près de la corne de l’Afrique, du Moyen-Orient et de l’Asie du sud-est, est d’autant plus sensible dans le contexte d’embrasement du monde arabe et d’intervention occidentale en Libye.
Vers un projet eurasiste pluri-océanique
L’Europe devra prendre conscience de l’importance stratégique des zones maritimes eurasiennes et asiatiques, moyen-orientales et indo-océaniques, et plus particulièrement celles qui se trouvent au carrefour du canal de Suez et de Shangaï, non seulement pour la croissance de son économie mais aussi pour la sécurité militaire et commerciale de sa profondeur continentale euro-sibérienne. Aujourd’hui, la majeure partie des zones eurasiennes côtières à risque est sécurisée par la flotte américaine, mais la dépendance de l’Europe à l’égard des États- Unis sur le plan stratégique et militaire ne fera qu’accroître à long-terme sa faiblesse stratégique commerciale et géopolitique.
Le développement d’une stratégie eurasiatique maritime pluri-océanique (avec le développement des capacités de frappe et de défense navales appropriées) dans la zone située entre Suez et Shanghai, le renforcement d’une géopolitique multipolaire et des partenariats privilégiés avec la Chine, la Russie, l’Inde, Le Brésil, l’Afrique puissances multipolaires émergentes, constituent les véritables défis géostratégiques de l’Europe-puissance de demain.
La dialectique atlantisme/eurasisme, dont les néo-eurasiens actuels font usage dans leurs polémiques anti-américaines, oublie que l’Amérique ne tient pas sa puissance aujourd’hui de sa maîtrise de l’Atlantique, océan pacifié où ne se joue pas l’histoire qui est en train de se faire, mais de son retour offensif dans l’Océan du Milieu, ce qui illustre bien la concentration de ces capacités opérationnelles maritimes en mer de Chine. L’atlantisme ne saurait se réduire à la seule maîtrise des Açores, petit archipel portugais au centre de l’Atlantique, car il ne faut pas oublier que ce qui a précipité la désagrégation de l’URSS, puissance eurasienne, c’est la maîtrise de Diego Garcia, île au centre de l’Océan Indien, d’où partiront plus tard les forteresses volantes pour bombarder l’Afghanistan et l’Irak. La présence de l’Amérique à Diego Garcia est en contradiction avec les intérêts de l’Europe puissance et de la Russie et leurs possibilités de s’ouvrir demain des fenêtres sur les espaces orientaux où se joue le destin du monde.