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Le grand public tend à penser que l’union monétaire européenne implique une monnaie unique, au point que l’expression “monnaie unique” en est devenue le synonyme. Mais cette vision des choses n’est pas tout à fait exacte. En effet, les euros se définissent, d’un point de vue technique, comme des créances sur les banques centrales nationales des pays de la zone euro, qui n’ont en aucun cas cessé d’exister, et non pas comme des créances sur la BCE. Or, il apparaît assez clairement que détenir une créance sur la banque centrale de l’Allemagne n’est pas tout à fait la même chose que de détenir une créance sur la banque centrale de, disons, la Grèce.

Cicéron dénonce Catilina, fresque de Cesare Maccari, 1880

Il en résulte que les détenteurs de la seconde peuvent éprouver la tentation d’échanger leurs créances sur la banque centrale de la Grèce contre des créances sur la banque centrale de, disons, l’Allemagne. Concrètement, céder à cette tentation signifie effectuer un virement d’un compte bancaire localisé en Grèce vers un autre compte bancaire, localisé en Allemagne.

Ce mouvement peut avoir pour origine deux causes qu’il convient de bien différencier. Premièrement, elle peut résulter de l’existence de déséquilibres commerciaux entre pays structurellement importateurs et pays structurellement exportateurs, dans un contexte où les marchés monétaires ont cessé de fonctionner normalement. Deuxièmement, elle peut résulter d’un mouvement de fuite des capitaux.

Examinons d’abord le premier cas. Nous nous plaçons à l’intérieur de la zone euro, et considérons un importateur qui paie sa facture à un exportateur. Le pays où réside l’importateur est, supposerons-nous, en déficit commercial. Il en résulte que cet importateur a dû, en moyenne, emprunter l’argent avec lequel il a réglé sa facture. Or, dans un contexte où les marchés monétaires ne fonctionnent pas bien, les banques de son pays n’ont pas pu lever ces fonds sur le marché. Elles se les sont donc procurés auprès de leur banque centrale nationale. Mais l’exportateur qui reçoit ces fonds n’a pas de raison particulière de souhaiter les conserver dans l’une ou l’autre des banque de ce pays. Bien plutôt, il va vouloir les rapatrier chez lui, et à cette occasion il transformera des euros de la banque centrale du pays importateur en euros de la banque centrale du pays exportateur.

À cette occasion aussi, une dette se créera de la première banque centrale (dans notre exemple, celle de la Grèce) envers la seconde (dans notre exemple, la Bundesbank). Il apparaît donc que si, à la fois, existent dans la zone euro des pays structurellement importateurs et d’autres structurellement exportateurs et si les marchés monétaires sont devenus dysfonctionnels, alors la banque centrale du pays exportateur doit commencer à accumuler des créances sur celle du pays importateur.

Nous examinons maintenant le deuxième cas. Inquiets de la perspective d’une sortie de leur pays de la zone euro, les particuliers cherchent à mettre leurs économies à l’abri. Le plus simple est alors de les transférer vers des comptes bancaires situés toujours à l’intérieur de la zone euro mais dans des pays jugés plus sûrs. A l’occasion de ce processus – qui n’est jamais qu’une version moderne et plus discrète du “bank run” – ils transformeront des euros de la banque centrale du pays importateur en euros de la banque centrale du pays exportateur. À cette occasion aussi, une dette se créera de la première banque centrale envers la seconde. Il apparaît donc que si existent dans certains pays de la zone euro des craintes qu’un pays importateur sorte ou soit exclu de la zone euro, les banques centrales des pays exportateurs doit commencer à accumuler des créances sur celle de ce pays importateur.

Qu’en est-il en fait ? Bien entendu, je ne surprendrai personne en affirmant que les deux cas de figure se sont effectivement réalisés. Un endettement de banques centrales vis-à-vis d’autres banques centrales a commencé à se matérialiser avec le début de la crise, a été remarqué par les banques centrales et par la Commission vers la fin de 2009 ou le début de 2010, et certains universitaires spécialisés dans les questions d’économie s’en sont à leur tour avisés vers la fin de 2010 ou le début de 2011. Des débats s’en sont suivis, qu’à cause sans doute de leur caractère un peu technique on n’a pas véritablement porté à la connaissance du public. Les rares médias – aucun en France – qui ont signalé au public l’existence du problème l’ont fait à ce moment-là : voir par exemple ici.

La personne qui s’est engagée le plus dans ce débat est le professeur docteur Hans-Werner Sinn, qui dirige l’un des six grands instituts d’études économiques de l’Allemagne. Il a consacré une page de son site à ce sujet unique. Quoiqu’il faille lui reconnaître le mérite d’avoir en quelque sorte levé le lièvre, il apparaît nécessaire de rectifier certaines de ses affirmations ou interprétations. L’essentiel de ses positions sur le sujet se trouve résumé dans un article en français, publié par La Tribune. Au niveau de l’analyse factuelle, en revanche, il n’y a pas grand-chose à changer, si ce n’est que, cet article ayant été publié avant le plein de la crise de l’été, les chiffres sont obsolètes et il n’est certainement plus vrai que l’Italie soit dans la situation privilégiée qu’il indiquait alors.

Sinn présente le phénomène comme résultant d’une stratégie secrète de la BCE, ce qu’il n’est pas, il ne s’agit même pas d’une stratégie tout court. La possibilité de mouvoir des euros d’un pays de la zone à un autre est inhérente à la notion de monnaie unique ; si cette possibilité n’existait pas, ou était en quelque manière contrainte ou limitée, c’est à plusieurs monnaies séparées que l’on aurait alors affaire, qu’elles portent ou non le même nom. D’autres parmi ses affirmations sont à examiner avec circonspection. Lorsque Sinn dit que “dans le fond, les prêts des banques centrales de pays exportateurs, de l’Allemagne en particulier, ont été détournés au profit des “Pigs,” c’est vrai, mais cela laisse penser – il défend cette thèse ailleurs – que l’accès au refinancement pour les banques allemandes s’en est trouvé réduit, ce qui n’est pas vrai.

Les banques allemandes ont simplement moins besoin d’emprunter des fonds a la Bundesbank parce que c’est chez elles qu’est arrivé le tsunami d’euros en provenance de la périphérie. Enfin, d’autres économistes, universitaires ou de marché, ont contesté certains des raisonnements de Sinn, et celui-ci leur répond, et eux répondent, il y a débat, et comme ce débat est technique nous le leur laissons. Car peu importent les détails, du moment que le point capital est déjà apparent.

Cette évolution des déséquilibres entre banques centrales pose problème pour la viabilité de la zone euro, et c’est là le point qui nous importe en priorité. L’aggravation de ce déséquilibre n’est pas près de s’arrêter puisqu’aucun miracle ne fera que les pays structurellement importateurs deviennent structurellement exportateurs, ni non plus ne fera que disparaîtront soudain les craintes qu’ont certains de voir que leur pays ne quitte la zone. Ce phénomène, la constitution d’une montagne de créances des banques centrales des pays riches sur leurs homologues des pays pauvres, a déjà pris des proportions alarmantes : il est de plus condamné à s’amplifier.

Or, il place la Bundesbank dans une position intolérable. Cela, je n’ai entendu personne en France en parler, à l’exception remarquable d’Asselineau, le chef de file de l’UPR. Lors de sa participation à une table ronde organisée par BFM, il a fait observer que le processus conduisait à une “dégradation du bilan de la Bundesbank” (la phrase se trouve à la minute 28 de la vidéo). Cette formule cerne parfaitement l’essence du problème.


La Bundesbank a toujours été la zélatrice, au point que l’on pouvait parler de fétichisme, du bilan “sain.” Le bilan sain comporte des actifs sains, susceptibles d’être revendus sans perte, si la banque centrale souhaite réduire la base monétaire, laquelle se trouve au passif de ce même bilan. Or justement, la Bundesbank a aussi toujours été la zélatrice, au point qu’on a effectivement pu parler de fétichisme, du contrôle quantitatif de sa base monétaire. Cette vision indéniablement cohérente, mais un peu psychorigide, du monde, s’explique, quand on se rappelle quel traumatisme avait été pour ce pays l’hyperinflation de 1923.

Par une ironie amère de l’Histoire, l’union monétaire et la crise l’amènent à subir justement ce qu’elle redoutait le plus, la dégradation de son bilan, alourdi de créances de facto irrécouvrables sur des banques centrales au crédit pour le moins douteux. Dégradation à laquelle s’ajoute une autre chose qui ne lui plaît guère plus : la taille dudit bilan a déraisonnablement enflé. Contrainte et forcée, la Bundesbank brûle ce qu’elle a adoré, non sans laisser parfois échapper un signe de mauvaise humeur, tel que l’une ou l’autre démission spectaculaire de son Président ou de son représentant à la BCE (lequel était un ancien du directoire de la Buba).

Alors, usque tandem ? La vénérable institution doit obéir au pouvoir politique de son pays. Mais elle a son oreille, et peut lui faire valoir que ce qui est mauvais pour la Bundesbank est mauvais pour l’Allemagne. Restreindre les mouvements transfrontaliers de la base monétaire reviendrait de facto, je l’ai dit, à séparer la monnaie unique en plusieurs monnaies distinctes, mais permettrait – très temporairement – de maintenir la fiction de son existence comme monnaie unique. C’est une option, et c’est, vous l’aurez vu, la suggestion de Sinn. Une autre option est l’opt-out pur et dur.

Attendre d’avoir accumulé pour un demi-billion d’euros de créances sur des banques centrales qui ne pourront jamais les repayer, en revanche, ce n’est pas une option. Or, si les chiffres ne sont pas rendus publics, si ce n’est avec un délai et d’une manière voilée, il y a lieu d’estimer qu’on n’en est plus tellement loin.

Note:

« Quo usque tandem, Catilina, abutere patientia nostra? » est une expression latine tirée de la première des quatre Catilinaires de Marcus Tullius Cicéron. C’est le début célèbre d’une plaidoirie de Cicéron. Elle signifie « Jusques à quand enfin, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? »

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