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Dans un essai décapant, nourri d’histoire, d’anthropologie et de philosophie, Jean-Claude Michéa, penseur inclassable, dénonce la Gauche et sa religion du progrès, ainsi que le mépris de la culture populaire. Il défend l’idée d’une «société décente» dans la lignée d’Orwell.

« Orphée devant Pluton et Proserpine » - François Perrier, 1647

Semblable au pauvre Orphée, le nouvel Adam libéral est condamné à gravir le sentier escarpé du « Progrès » sans jamais pouvoir s’autoriser le moindre regard en arrière. Voudrait-il enfreindre ce tabou – « c’était mieux avant » – qu’il se verrait automatiquement relégué au rang de Beauf, d’extrémiste, de réactionnaire, tant les valeurs des gens ordinaires sont condamnées à n’être plus que l’expression d’un impardonnable « populisme ».

C’est que Gauche et Droite ont rallié le mythe originel de la pensée capitaliste : cette anthropologie noire qui fait de l’homme un égoïste par nature. La première tient tout jugement moral pour une discrimination potentielle, la seconde pour l’expression d’une préférence strictement privée. Fort de cette impossible limite, le capitalisme prospère, faisant spectacle des critiques censées le remettre en cause.

Michéa se sent ainsi plus proche des partisans de la démondialisation que des apôtres de la globalisation, même amendée par l’inévitable discours sur la régulation, qui n’est, selon lui, qu’une façon d’aménager socialement le capitalisme financier. C’est en ce sens que la Gauche « progressiste » est victime du Complexe d’Orphée.

Depuis “Impasse Adam Smith” (Climats, 2002), Michéa déconstruit la « religion du progrès » qui a égaré la Gauche, acculée de courir après les prétendues avancées de la modernité. Car cette Gauche « moderne » déteste regarder dans le rétroviseur ou éprouver le moindre pincement de coeur pour le monde d’hier, qu’elle juge forcément « réac’ ».

« A l’image du roi Midas, mort de pouvoir tout transformer en or, il semble donc que les élites globales du libéralisme moderne soient désormais philosophiquement prêtes, pour satisfaire leur cupidité, à détruire jusqu’aux conditions même de leur propre survie.»

Comment s’est opérée cette double césure morale et politique ? Comment la Gauche a-t-elle abandonné l’ambition d’une société décente qui était celle des premiers socialistes ?

Jean-Claude Michéa n’a pas attendu l’affaire du Sofitel de New York pour se démarquer de la « Gauche DSK ». Sa philosophie politique des gens ordinaires est en effet bien éloignée des analyses du think-tank Terra Nova, dirigé par Olivier Ferrand, proche de l’ancien directeur du Fonds monétaire international. Ferrand suggérait récemment à tout futur candidat socialiste à la présidentielle de cibler électoralement les classes moyennes supérieures plutôt que les classes populaires, considérées comme irréductiblement réactionnaires – slogan possible : « Plutôt les bobos que les prolos » (…)

Jeunisme, sans-frontiérisme, béatitude néotechnologique, ringardisation des vieux et de la culture populaire, rien n’illustrerait mieux cette Gauche que les postures des Inrockuptibles, de Libération ou du Grand journal de Canal+ qui célèbre la transgression publicitaire et la subversion subventionnée, et ridiculise un peuple aux nappes à carreaux et aux cheveux gras, mis en scène par les Deschiens et autres humoristes au conformisme prétendument « décalé ».

« […] La Gauche du XXe siècle a sa mystique particulière – qui s’est trouvé progressivement remis en cause, au début des années 1980, à mesure que s’imposait partout l’idée que toute tentative de rompre avec le capitalisme (c’est-à-dire avec un système qui soumet la vie des gens ordinaires au bon vouloir des minorités privilégiées qui contrôlent le capital et l’information) ne pouvait conduire qu’au totalitarisme et au goulag.

C’est avant tout dans ce nouveau contexte que la Gauche officielle en est venue à renouer – sous un habillage antiraciste et citoyen – avec ses vieux démons modernistes du XIXe siècle, lorsque sous le nom de «parti du mouvement» elle avait déjà pour mot d’ordre “ni réaction ni révolution.” »

Jean-Claude Michéa revisite cet « anarchisme tory », cette Gauche à la fois radicale et conservatrice qu’il avait déjà décelée chez George Orwell – “Orwell, anarchiste tory” (Climats, 1995). Un socialisme qui accepte de regarder en arrière et qui ne considère pas les moeurs des gens ordinaires avec l’oeil hautain de certains bourgeois des grands centres urbains. Une Gauche proche d’Albert Camus et de Pier Paolo Pasolini, de John Ford et de Jacques Tati.

« Autrement dit, ce n’est pas tant dans la noirceur morale d’une partie des classes populaires (ou dans leur « manque d’instruction »), qu’il faut chercher les véritables raisons de la montée de l’extrême droite. C’est plutôt à l’inverse, dans la réaction d’indignation de ces classes populaires envers un mouvement politique et intellectuel qui, au nom de la « science », de la « modernité » et de l’évolution « naturelle » des moeurs se propose de détruire (du moins en ont-elles l’intime conviction) l’ensemble des vertus et des traditions morales auxquelles elle sont attachées – à commencer, souligne Orwell, par leur foi religieuse, leur sens de l’effort personnel et leur patriotisme. »

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Michéa sur France culture, au sujet de la Gauche (Merci à Chamborant pour la vidéo)

Nouvel Obs & Philomag
Éditeur : Climats
ISBN : 978-2-08-126047-4
EAN : 9782081260474
357 pages

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