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Jacques Sapir, économiste et auteur de « La démondialisation »*, défend la politique prônée par Arnaud Montebourg lors de la primaire socialiste.

Le Point.fr : Quels griefs adressez-vous à la mondialisation ?

Jacques Sapir : Ils sont assez nombreux. Depuis une vingtaine d’années, la mondialisation compresse les salaires, d’abord des ouvriers, mais, par ricochet, d’une partie importante de la population. Elle est aussi largement responsable du découplage entre les rémunérations et la productivité, ce qui est une des causes du chômage. Ensuite, la mondialisation a pour effet d’affaiblir les normes écologiques et sociales. Un pays ou un groupe de pays peut bien se doter de normes exigeantes, cela profite à ceux qui ne les respectent pas. Ce raisonnement peut être étendu à la protection sociale : dans les années 70, certaines personnes, comme M. Denis Kessler (ancien vice-président du Medef, NDLR), ont même explicitement dit que l’ouverture avait pour but de démanteler le système social.

La mondialisation a enfin des effets très pervers sur les travailleurs du tiers-monde, avec des délocalisations massives d’activités extrêmement polluantes dans ces pays. Du coup, le taux de mortalité est en train d’augmenter !

La mondialisation n’a-t-elle pas permis d’augmenter la moyenne des salaires dans les pays en développement ?

Cela ne concerne qu’une petite partie de la population. C’est pourquoi il faut distinguer le salaire moyen du salaire médian (salaire tel que la moitié des salariés de la population considérée gagne moins et l’autre moitié gagne plus, NDLR).

L’imposition de droits de douane sur les produits polluants ou ne respectant pas certaines normes sociales ne risque-t-elle pas de déclencher une spirale protectionniste dangereuse, comme cela a été le cas avant la Seconde Guerre mondiale ?

Ce n’est pas le protectionnisme qui a déclenché la crise des années 30, mais l’inverse. À l’époque, la chute du commerce international a été provoquée avant tout par l’effondrement des marchés intérieurs de chaque pays et, dans une moindre mesure, par l’assèchement des liquidités internationales, notamment pour les compagnies d’affrètement maritime.

Bien sûr, la prise de mesures protectionnistes peut déclencher des mesures de rétorsion. Mais ce n’est pas crédible de croire que, par exemple, les Chinois vont prendre le risque de n’acheter que des Boeing par rétorsion contre les Européens. Tout simplement parce qu’ils n’ont pas intérêt à voir émerger un monopole américain dans l’aéronautique civile d’ici quelques années… Nous vendons aussi beaucoup de produits de luxe aux Chinois. Et paradoxalement, plus ils sont chers, plus ils en achètent…

Faut-il instaurer des droits de douane dans tous les secteurs ?

Non, les mesures de démondialisation ne doivent s’appliquer qu’à certains pays et à certains produits. Je n’ai jamais défendu le principe de droits de douane uniformes. Prenons l’exemple chinois. Il faut taxer plus les importations de matériel électrique, car la productivité de la Chine dans ce secteur est égale à environ 60 % de la productivité des pays au coeur de l’Europe quand les salaires plafonnent à 10 % ! En revanche, dans le domaine de la chimie lourde, où la productivité chinoise est de 20 % de celle de l’Allemagne et les salaires de 10 %, il n’y a pas de raison d’augmenter les droits de douane. Leur hausse ne vise qu’à compenser des avantages sociaux et écologiques indus.

Mais les droits de douane ne doivent pas uniquement concerner les pays du tiers-monde. Certains pays de l’Union européenne sont aussi concernés. En Slovaquie par exemple, les salaires horaires sont trois fois moins élevés qu’en France, alors que la productivité slovaque atteint les deux tiers de la productivité française ! Les Slovaques auraient dû faire augmenter les salaires, et ils ne l’ont pas fait… Et tout ça, alors même qu’ils ont adopté l’euro… En revanche, les pays trop pauvres pour se payer une protection sociale ou une production écologique ne seront pas taxés.

Les règles de l’Union européenne et de l’OMC ne le permettent pas…

Il va falloir se passer de ces règles.

Cela veut dire se retirer de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ?

Absolument. L’OMC est morte, elle n’arrive pas à conclure le cycle de Doha entamé en 2004… D’une certaine manière, l’OMC est maintenue en vie artificiellement.

À supposer que cela soit possible de mener une politique protectionniste, ne risque-t-on pas de relocaliser en France uniquement des activités à faible valeur ajoutée, comme les assemblages de pièces automobiles ?

Pas du tout. Les effets de la mondialisation se font sentir même dans les activités à très forte valeur ajoutée. Dans les biotechnologies, la balance commerciale des États-Unis avec la Chine est déficitaire. Pour des raisons de coûts, les Américains font fabriquer les produits dont ils ont les brevets en Chine. Mais le flux de revenus engendré par les royalties payées sur leurs brevets est inférieur aux productions de biotechnologie chinoise.

Il faut arrêter avec l’idée que les pays développés gardent les productions à forte valeur ajoutée et les pays émergents uniquement le bas de gamme. C’est complètement faux.

* La démondialisation, Seuil, avril 2011, 19,50 euros.

Le Point

(Merci à Alex)

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